Vous avez publié Géopolitique de l’art contemporain en 2019. Une nouvelle édition augmentée et actualisée paraît aujourd’hui. Entre-temps, le monde a connu une pandémie. Qu’est-ce qui a le plus changé en trois ans selon vous ?
Nous avons connu une espèce de remue-ménage pendant trois ans. Cela n’a fait que renforcer ce que nous percevions déjà. La Chine s’est refermée. En 2019 ou 2020, on voyait déjà que ce pays n’avait pas une volonté de soft power. Il était en train de plutôt renforcer sa puissance à l’intérieur, d’inciter les Chinois à se désoccidentaliser. La Corée est de son côté devenue très active et cherche à être l’un des acteurs les plus importants de la zone asiatique. J’y suis allé récemment et on sent qu’à la fois ils ont une volonté de mettre en avant leur culture, ne serait-ce que pour montrer à la Chine et au Japon qu’ils sont très présents, et de l’autre côté, ils sont aussi très ouverts pour recevoir des artistes occidentaux dont de nombreux Américains. Ils ont depuis une foire, des galeries étrangères s’y installent, parce qu’il y a un véritable marché et des collectionneurs. De l’autre côté, nous avons l’Amérique qui a cette grande force depuis les années 1950 à dominer le monde. À l’intérieur du pays, les revendications sociétales sont très vives de la part de différentes minorités, les Noirs, les Latinos, les « Natives Americans », la question des genres. Ce sont des mouvements très radicaux et très revendicatifs. Mais le système américain réside dans le fait que le marché digère ces revendications. Des Afro-Américains rentrent complètement dans le marché, ils intègrent des galeries très puissantes, et font d’importants prix. Les Américains ont aussi compris qu’il fallait nommer des directeurs de musée, des membres des grands conseils d’administration, qui viennent de la diversité. En intégrant tout, les États-Unis arrivent à être toujours là. Ces débats arrivent aussi en Europe avec un petit moment de décalage. En fait, l’échiquier n’a pas tellement changé.
Les bases de cet échiquier se sont cependant déplacées parce que, finalement, cette hégémonie américaine découle aujourd’hui davantage de ces questions de débats de société.
Oui, et le marché l’intègre. Je me souviens de l’un de mes collectionneurs à Miami, qui était vraiment un « Trumpiste » pur et dur, qui avait dans sa collection de nombreux artistes afro-américains. Pour lui, c’était avant tout des Américains. Cela montre la confiance qu’il avait dans l’art de son pays.
À l’intérieur du monde de l’art, ces questions sociétales sont aujourd’hui très portées par les curateurs dont vous parlez davantage dans cette deuxième édition de votre livre…
Oui, exactement. Ce curateur existe depuis très longtemps, depuis les Médicis même, lorsqu’il devait prendre soin de la collection. Récemment sont apparues de grandes figures comme Harald Szeemann, Okwui Enwezor ou Hans Ulrich Obrist. Ce sont des personnalités qui sont des pivots, qui mettent en relation, qui engagent des dialogues. Ils mettent en musique toutes ces biennales dans le monde entier. Cela permet à certains pays d’obtenir une visibilité et de se faire reconnaître dans le milieu de l’art. Certains curateurs ont été sollicités sur la planète entière, comme Harald Szeemann. Okwui Enwezor, un Américano-Nigérian, a commencé sa carrière aux États-Unis. Après avoir porté ces revendications sociales, il a dirigé des grandes biennales et la Documenta de Cassel, et conçu avant son décès l’actuelle 15e Biennale de Sharjah. Les pays non occidentaux font appel à ces grandes figures comme ils sollicitent des stars de l’architecture pour construire des musées. Malheureusement, cela a tendance à globaliser le débat.
Ces biennales permettent néanmoins d’introduire des artistes d’autres scènes, et notamment d’Afrique.
Exactement. Cela fait partie du rôle de commissaires comme Okwiu Enwezor de refléter la diversité, notamment de l’Afrique, comme lors de la Documenta de Cassel en 2002. Catherine David avait aussi proposé une ouverture non occidentale avant lui lors de la Documenta X en 1997.
Les foires jouent aussi un rôle important, et des salons se sont créés en Afrique, notamment à Lagos au Nigeria ou 1-54 à Marrakech. Ne voyez-vous pas une montée en puissance de l’Afrique assez globalement ?
La Foire 1-54 de Touria El Glaoui est formidable dans ses trois lieux dont Marrakech. Globalement, ce changement est dû à différents acteurs du continent africain, mais c’est aussi parce qu’aux États-Unis ont été mis en avant des artistes afro-descendants. Les pays qui bougent sont des anglophones comme le Ghana et le Nigeria, francophones, comme le Sénégal et évidemment le Maroc, mais aussi l’Afrique du Sud. Mais il existe encore une certaine fragilité parce qu’il n’y a pas à l’intérieur du continent une classe moyenne supérieure assez importante pour vraiment construire des collections d’art contemporain. Une foire a été lancée à Lagos, au Nigeria, mais je ne vois pas comment elle peut devenir une foire internationale d’ici peu. C’est quand même un pays compliqué. Au Sénégal, existe un écosystème avec la Biennale de Dakar, avec des festivals, des musées qui s’ouvrent. L’artiste sénégalais Omar Ba s’investit et passe plus de temps maintenant dans son pays et l’Afro-Américain Kehinde Wiley s’y implique beaucoup en ouvrant une résidence d’artistes. Cela participe de la volonté de retrouver des racines et de faire en sorte qu’il se passe quelque chose dans ces pays. Cependant, les artistes africains les plus reconnus continuent d’être représentés par des galeries occidentales.
Dans cet intervalle entre vos deux parutions, la place de Paris ne s’est-elle pas renforcée, notamment avec l’arrivée de la Foire Paris+ par Art Basel ?
Je dirais que le groupe MCH qui coiffe Art Basel s’est intéressé à Paris en créant la foire Paris+ parce que la capitale française s’était renforcée. C’est le dernier acte qui s’est joué il y a un an et qui prouve qu’il se passait vraiment quelque chose à Paris. D’une part, c’est dû au Brexit, et d’autre part au fait que l’Allemagne pèse de moins en moins sur le marché de l’art, même si Gerhard Richter est l’artiste vivant le plus cher avec David Hockney. Mais derrière, on voit plutôt des artistes très politiques. L’Allemagne devient un grand terrain très activiste, et il faut remarquer que les galeries les plus dynamiques de Berlin ont toutes ouvert des antennes à Londres ou à Paris justement pour trouver un marché plus actif. Paris s’est réveillé. Une grande classe moyenne supérieure achète de l’art, ce qui est tout à fait nouveau. Aujourd’hui, nous avons des milliers de collectionneurs en France qui achètent aussi bien la scène française que les artistes étrangers, grâce au travail qu’ont fait les galeries françaises, entraînées par l’arrivée des enseignes étrangères qui offrent une concurrence tout à fait saine. Maintenant, un artiste étranger demande d’abord à exposer à Paris, ce qui est complètement nouveau. C’est sûr que Bâle a regardé du côté de Paris, voyant bien qu’il s’y passait quelque chose, que c’était le centre de l’Europe, avec tout cet écosystème dont on parle, sans oublier les avantages du tourisme, des hôtels, des restaurants…
En même temps, au niveau international, la France est finalement l’un des seuls pays, avec les États-Unis, à vraiment mener une politique artistique d’ampleur en dehors de son territoire.
Absolument. C’est enfin notre soft power qui s’exprime. L’expérience de nos conservateurs est appréciée dans le monde entier. Le Louvre Abu Dhabi venait juste d’ouvrir quand a été publiée la première édition du livre ; il a fêté en novembre 2022 ses 5 ans. C’est un élément d’influence extrêmement important. D’abord, l’architecte, Jean Nouvel, ensuite tout le personnel qui est vraiment extraordinaire. C’est vraiment une alliance qui s’est faite entre les locaux et nos spécialistes français. Et puis il y a la réussite des expositions, la fréquentation. Cela donne envie aux autres pays. Au Moyen-Orient, d’autres nations se réveillent, d’abord le Qatar puis, après, Abu Dhabi, et maintenant l’Arabie saoudite, qui cherche vraiment à s’imposer dans toute la péninsule comme le nouvel Eldorado culturel et artistique. Avec la création d’une agence française, l’Afalula, on s’aperçoit que ce sont aussi les bénéfices des retombées de la réussite du Louvre Abu Dhabi. Et c’est toute la scène française qui en profite.
Nathalie Obadia, Géopolitique de l’art contemporain, éditions Le Cavalier Bleu, 248 pages, 13 euros.