Christie’s a lancé son programme d’un an d’événements et d’expositions centré sur la restitution des œuvres d’art spoliées par les nazis, avec une table ronde à Paris le 26 janvier 2023. Cette série d’initiatives mondiales, qui comprend des manifestations à Vienne, Berlin, Londres, New York et Tel Aviv, marque le 25e anniversaire des Principes de la Conférence de Washington sur les œuvres d’art spoliées par les nazis. L’ambition de ces principes, signés le 3 décembre 1998, était de définir un cadre afin que les victimes et leurs héritiers puissent rechercher, localiser et récupérer les œuvres disparues.
Avant le début de la table ronde, Cécile Verdier, présidente de Christie’s France, a rappelé qu’il était de la « responsabilité de la maison de ventes […] de tout mettre en œuvre pour établir [la provenance des] œuvres que nous présentons à la vente et de participer à une conciliation[entre l’acheteur et le vendeur]. »
Animé par Georgina Adam, editor-at-large de The Art Newspaper, le débat a réuni David Zivie, responsable de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 au ministère de la Culture ; Emmanuelle Polack, historienne de l’art chargée de retracer les origines des acquisitions du musée du Louvre entre 1933 et 1945 ; Didier Schulmann, ancien conservateur en chef du patrimoine au Centre Pompidou ; Claire Gimpel Touchard, petite-fille du marchand d’art René Gimpel ; et Raphaël Denis, artiste. Ce dernier présente une exposition chez Christie’s à Paris sur les archives de René Gimpel, notamment des lettres manuscrites, du 27 janvier au 10 février 2023.
David Zivie a évoqué la nouvelle loi que la France a adoptée en février 2022 pour faciliter la restitution des œuvres spoliées. « Il s’agit de trouver une solution équitable à la situation des familles qui ont été dépossédées d’œuvres et des propriétaires de pièces dépossédées », a-t-il déclaré. Cette législation vise à accélérer le processus de restitution, en fournissant aux institutions un cadre pour rendre les œuvres sans avoir besoin de s’engager dans une longue procédure.
David Zivie a également rappelé que la France avait restitué quinze œuvres, dont Le Père de Marc Chagall l’année dernière. Cette action a été rendue possible grâce à la loi votée le 21 février 2022 concernant la restitution de biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites. Le tableau de Chagall a été restitué aux héritiers de David Cender, un juif polonais à qui il avait été spolié, et vendu le 15 novembre 2022 chez Phillips à New York pour 7,4 millions de dollars.
« Sur le marché, les vendeurs devraient faire davantage de recherches et présenter [dûment] les sources, a ajouté David Zivie. Les acheteurs devraient poser des questions sur la provenance des pièces avant d’acheter. »
Les problèmes relatifs à la recherche de la provenance ont été au cœur de la discussion. Claire Gimpel Touchard a expliqué comment elle a créé une base de données numérique des archives de la galerie de son grand-père. René Gimpel étant juif, son espace a été occupé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et les tableaux pillés, bien qu’il ait réussi à stocker certaines œuvres à Londres. Le marchand, arrêté par la Gestapo, est mort dans un camp de concentration nazi en Allemagne.
« Nous avons rapatrié les archives de Londres à Paris et, comme elles étaient fragiles, nous nous sommes rendu compte que nous devions les numériser afin qu’elles soient accessibles aux [chercheurs] du monde entier », a expliqué Claire Gimpel Touchard. En parcourant ces archives, elle est tombée sur une œuvre de Monet, vendue par Christie’s en 2015. « Nous avons décidé d’aider [à établir] sa provenance. […] Soixante-dix ans après la guerre, les galeries devraient ouvrir leurs archives », a-t-elle plaidé.
Pour Emmanuelle Polack, la démarche de restitution doit également être poursuivie par la génération montante. « Dans les musées, de plus en plus de jeunes veulent travailler sur ces questions, dit-elle. Tous les jours, je reçois des demandes de stages sur ce sujet. » Ses recherches retraçant le parcours du tableau de Thomas Couture Portrait d’une jeune femme assise ont conduit à sa restitution en 2019 à son propriétaire légitime. Le tableau, spolié par les nazis, a été retrouvé en 2012 parmi un trésor de 1 258 œuvres d’art dans l’appartement munichois de Cornelius Gurlitt, fils du marchand d’art et acheteur pour le « Führermuseum » Hildebrand Gurlitt.
L’héritier du propriétaire d’origine a déclaré à Emmanuelle Polack que des notes archivées faisaient référence à une partie de la toile en passe d’être restaurée. Cela a incité l’historienne de l’art à demander au restaurateur à Munich si la toile avait subi un accident, soulignant la nécessité de méthodes permettant de « faire correspondre » des notes archivées avec la matérialité des œuvres.
De son côté, Didier Schulmann a insisté sur le fait que la spoliation des œuvres d’art devait être reconnue comme un « crime » et que tous les acteurs, des institutions aux maisons de ventes aux enchères, devaient en être redevables. Selon lui, « c’est une question de déontologie, c’est à chacun de réfléchir à sa responsabilité morale […]. Il faut une transparence absolue sur la manière dont une œuvre d’art est sourcée. »
Pour l’artiste Raphaël Denis, la question de la restitution semble évidente : « Si l’on est propriétaire d’un tableau couvert de sang, on doit le restituer pour son propre karma. »