Le Palais idéal du facteur Cheval, à Hauterives, dans la Drôme, compte déjà une Maison blanche, sculpture-phare d’un micro-musée de l’architecture mondiale ciselé en son flanc Ouest. Il arbore désormais, le temps d’un hiver, son parfait contraire : une masure couleur charbon signée de l’artiste franco-américaine Martine Aballéa. Intitulée La Maison lointaine et développée spécifiquement pour le lieu – une première ! –, l’œuvre se compose de deux volets. D’un côté, la nature se loge dans l’architecture, en l’occurrence les fenêtres de l’ancienne demeure de l’employé des Postes. L’artiste y a accroché des rideaux imprimés d’images photographiques de paysages luxuriants, colorisés à souhait – Paysages lumineux, Le Jardin d’Auguste Comte – et visibles depuis l’extérieur. Lesdites fenêtres, proches de l’atomisation tant la végétation les envahit, sont ici métaphores de l’inspiration de l’illustre constructeur : cette campagne vallonnée qu’il sillonne du matin au soir pour livrer le courrier et qui fournira pierres et galets pour son antre de l’idéalité.
A contrario, dans l’« espace muséographique », la nature, en l’occurrence une forêt représentée à la nuit tombée, n’est plus contenue par l’architecture, mais la cerne de ses monumentales frondaisons. Le titre de l’exposition sied davantage à ce second volet. « La Maison lointaine » de Martine Aballéa est, en l’occurrence, une petite cabane faite de toile de feutre noir tendu sur une structure en bois. De nombreuses fenêtres trouent les façades latérales, et deux porches la flanquent de part et d’autre. L’ensemble des éléments qui la compose est surligné par des « traits lumineux » faits de LED. L’accès en est, certes, physiquement prohibé, mais en penchant sa tête vers l’intérieur, on distingue un mobilier tout blanc et tout ce qu’il y a de plus spartiate : un lit, une table de nuit et une lampe de chevet, allumée. On pense immédiatement à Henry David Thoreau (Walden ou la Vie dans les bois), voire à Virginia Woolf et à son « refuge d’écriture » planté au fond de son jardin du Sussex (Grande-Bretagne).
« La forme de cette maison m’a été inspirée par celle que Charles Miller, un Américain, avait construite, en 1929, sur le châssis de sa Ford T. D’aucuns le considèrent aujourd’hui comme le père des "Tiny Houses", raconte Martine Aballéa. J’avais vu des photos de sa réalisation et j’ai tout de suite eu envie de l’habiter, d’une manière ou d’une autre. Elle me suit depuis des années et me rappelle une cabane que j’avais eue enfant. À l’époque, j’habitais à Sea Cliff, un village sur Long Island, dans l’État de New York, un endroit magique, une station balnéaire déchue à l’architecture victorienne typique. Avec une copine, nous avions fabriqué des petits rideaux et apporté des meubles. Cette cabane était très petite, car, lorsque l’on s’asseyait par terre, il n’y avait de la place que pour nous deux. Reste qu’elle fut, pour nous, le premier sentiment d’être chez soi. Un lieu où, enfant, on se sent presque adulte ».
Sur les murs tout autour de la maisonnette, se déploient des photographies géantes d’un sous-bois à l’échelle 1, entrelacs impénétrables de branchages et de troncs que l’on dirait sagement assoupis, mais qui pourraient aussi se révéler inquiétants. Deux notions s’y télescopent à l’envi : « D’abord, il y a ce désir de créer, souligne Martine Aballéa. Chez Charles Miller, autant que chez le facteur Cheval, il y a cette idée d’inventer un lieu à soi, un lieu qui vous ressemble. Ensuite, il y a le rapport avec le rêve : La Maison lointaine est celle que nous habitons dans nos rêves. Et le facteur Cheval a commencé par rêver son Palais, avant de le matérialiser sans cesser de rêver ».
D’ailleurs, la lumière (artificielle) amplifie le trouble. À vrai dire, entre le « positif » – l’architecture de la cabane – et le « négatif » – sa silhouette que dessinent les LED –, on ne sait sur quel pied danser. Songe ou réalité ? Il s’agit, sans doute, davantage d’un entre-deux, presque une image mentale… « Cela fait longtemps que je travaille avec des structures construites par la lumière, je pense notamment à mon projet Luminaville, une ville imaginaire éclairée uniquement par la phosphorescence des bâtiments ou du mobilier urbain, indique Martine Aballéa. Cette maisonnette, je voulais que la lumière la dessine. Nous sommes dans un espace-temps qui n’est ni le jour, ni la nuit, mais reste suspendu entre les deux. J’ai préféré ne pas user de la couleur, elle aurait, d’un coup, pris trop d’importance. D’où, ce noir et blanc qui, lui, en revanche, permet d’agrandir l’espace. J’ai situé ma maison dans un bois, loin de tout, comme un astre flottant au milieu de l’univers ».
Cette Maison lointaine n’est ni vraiment celle que l’on pourrait voir en plein jour, ni celle que l’on devinerait la nuit, car ses traits lumineux permettent de la lire entièrement. Une distance reste néanmoins de mise : « Effectivement, cette cabane, on ne peut, en réalité, l’atteindre, dit Martine Aballéa. Elle reste toujours hors de portée, d’ailleurs il est interdit d’y entrer. Elle est également "lointaine" dans le temps, car elle incarne les souvenirs que l’on a pu vivre… » Et si cette cabane, au final, n’était qu’un leurre, non pas hic et nunc, mais ailleurs et tout sauf aujourd’hui : à la fois hier, jadis et demain… Qui sait ?
« La Maison lointaine », du 10 décembre au 28 mars 2023, Palais idéal du facteur Cheval, 8, rue du Palais, 26390 Hauterives