Cela fait plusieurs années que La Piscine – Musée d’Art et d’Industrie André-Diligent, à Roubaix, affectionne la culture britannique. Déjà, en 2009, une copieuse présentation intitulée « Le groupe de Bloomsbury. Conversation anglaise autour de Virginia Woolf » fut consacrée à ce collectif phare actif à l’orée du XXe siècle. L’exposition « William Morris (1834-1896). L’art dans tout » conforte cette inclination.
« La passion du musée et de la Ville de Roubaix envers le Royaume-Uni est très ancienne, révèle Sylvette Botella-Gaudichon, commissaire de la manifestation. Elle date, en réalité, du début du XXe siècle, lorsque Victor Champier, premier conservateur du musée, fut chargé par la mairie d’inventer un nouveau modèle d’institution. Dans une ville comme Roubaix, où l’industrie textile était alors florissante, Victor Champier, qui fut aussi directeur de la Revue des arts décoratifs, militait pour une abolition de la frontière entre beaux-arts, arts décoratifs et arts appliqués. » Que La Piscine offre ses cimaises à William Morris, à l’origine du mouvement Arts & Crafts, qui se développa outre-Manche entre 1860 et 1910, est somme toute logique.
UN TOUCHE-À-TOUT DE TALENT
William Morris naît en 1834 dans une famille aisée du comté d’Essex, au nord-est de Londres – sa mère est professeure de piano et son père fait fortune dans les mines du Devon. Pourtant, lorsqu’il se lancera en politique au tournant de la quarantaine, il deviendra un fervent défenseur de la classe ouvrière. La fondation, en 1884, de la Socialist League avec Eleanor Marx, fille du célèbre Karl, lui vaudra le surnom de « premier marxiste du Royaume-Uni ». William Morris s’épanouit en pleine époque victorienne, alors qu’il n’était pas « victorien » pour un… penny, bien au contraire. Cet inlassable adepte de l’« art pour tous et partout » croyait fermement que celui-ci ne pouvait se développer dans une société de « mercantilisme et de profit ». Malheureusement, ses aspirations socialistes utopistes entreront rapidement en contradiction avec les objets qu’il concevra ou fera produire.
Complexe et truffé de paradoxes, William Morris est avant tout un homme de passions, lesquelles sont multiples. Impossible de le cantonner à une activité unique tant ce touche-à-tout a de cordes à son arc : éditeur, typographe, imprimeur, immense dessinateur et, dit-on, brodeur hors pair, mais aussi designer, peintre, écrivain, théoricien, entrepreneur prolifique… Et bien sûr politicien, dont les affinités pour l’écologie témoignent de son avance sur son temps.
Deux rencontres importantes, qui se mueront en profonde amitié, forgeront son destin : celle avec le peintre Edward Burne-Jones, son camarade de cours de théologie à l’université d’Oxford; puis celle avec l’architecte Philip Webb, son collègue au sein de l’agence d’architecture de George Edmund Street, à Londres. Avec le premier, il lit notamment John Ruskin – dont les écrits nourriront son intérêt pour l’art et la culture du Moyen Âge – et fait la connaissance de l’un des artistes préraphaélites en vogue, Dante Gabriel Rossetti. Au second, alors qu’il vient d’épouser Jane Burden – modèle fétiche des peintres préraphaélites –, il commande, en 1859, leur demeure à Bexleyheath, dans le sud-est de Londres. Nommée « Red House » en raison de ses fameuses briques rouges, celle-ci est la quintessence du style Arts & Crafts. William Morris, qui exècre l’industrie – ou, plus exactement, l’industrialisation de l’Angleterre et la « déshumanisation » qu’elle engendre, selon son terme –, y convie la fine fleur des artisans et artistes qu’il apprécie, tels Dante Gabriel Rossetti, Edward Burne-Jones et Elizabeth Siddal, afin qu’ils réalisent sur place menuiseries, carrelages, papiers peints, broderies, meubles, vitraux, peintures murales, etc.
William Morris a alors 25 ans, et cette villa, plus qu’une mise en pratique de ses principes de création, est un manifeste qui vaudra au collectif qu’il a rassemblé de nombreuses commandes (maisons particulières, églises, et même décoration de pièces du St. James’s Palace, à Londres, cœur historique de la monarchie) et lancera sa carrière.
DES PIÈCES SPLENDIDES MAIS EN NOMBRE RÉDUIT
Sur quelque 600 m2, l’exposition, ni chronologique ni thématique, réunit une centaine de pièces : papiers peints, livres, tentures, meubles,
dessins, peintures… Hormis une poignée d’œuvres venues d’outre-Manche, la majorité provient de musées français (Strasbourg, Nantes) et en particulier de l’important fonds conservé au musée d’Orsay, à Paris. Ce qui réduit, de fait, l’ampleur de l’entreprise.
Il y a, évidemment, des pièces splendides. Celles de William Morris en premier lieu : des dessins au trait sûr (verreries, portrait de Jane); des papiers peints au graphisme flamboyant (Treillis, Pimprenelle, Grenade); ainsi que deux imposants ouvrages édités par lui et illustrés par Edward Burne-Jones, sortis des réserves de la Bibliothèque nationale de France, merveilleux « grimoires » qui auraient inspiré aussi bien J.R.R. Tolkien (Le Seigneur des anneaux) que J.K. Rowling (Harry Potter). Mais l’exposition compte également des œuvres d’autres artistes notoires : la tapisserie L’Adoration des mages d’Edward Burne-Jones; des toiles de Marianne Stokes comme La Jeune Fille et la Mort; la peinture à l’huile d’Arthur Hughes The Tryst; ou encore un monumental buffet peint par Philip Webb.
Sourd néanmoins le sentiment de rester sur sa faim. Une simple cheminée en carton ondulé semble un peu maigre pour évoquer la formidable aventure que fut cette « Red House ». Déployée parfois à outrance, la scénographie ne parvient pas à combler les manques – que le catalogue de l’exposition montre à l’envi. Sylvette Botella-Gaudichon s’en explique : « Toutes nos demandes de prêts à destination des institutions britanniques ont été effectuées dans les temps. Et puis, patatras, au début de l’année 2020, se sont enchaînés le Brexit et la pandémie de Covid-19, à la suite de laquelle les musées ont fermé. Lorsqu’ils ont rouvert, ils ont craint de laisser partir des pièces qui, pour certains, en province notamment, constituaient leurs seuls chefs-d’œuvre. Les refus ont alors afflué… » En 2009, pour l’exposition « Le groupe de Bloomsbury », les mêmes institutions, tels le Victoria & Albert Museum et la National Portrait Gallery, à Londres, avaient été beaucoup plus généreuses. Mais c’était avant le Brexit et la pandémie. Cette première rétrospective française de William Morris en a fait les frais.
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« William Morris (1834-1896). L’art dans tout », 8 octobre 2022 - 8 janvier 2023, La Piscine – musée d’Art et d’Industrie André-Diligent, 23, rue de l’Espérance, 59100 Roubaix.