Qui n’a posé le pied sur la majestueuse esplanade du Régistan de Samarcande (littéralement « la place de sable » en persan) ne peut saisir l’extraordinaire rayonnement de ce carrefour civilisationnel que fut l’Ouzbékistan et de sa glorieuse capitale sous les règnes de Tamerlan (1336-1405) et de son petit-fils, le prince astronome Ulugh Beg (1409-1449). Mais loin de se limiter à la brillante dynastie des Timourides, le Louvre a préféré remonter le temps pour révéler au public les trésors insoupçonnés que recèlent les musées ouzbeks. Fruit d’une collaboration exceptionnelle tissée avec la Fondation pour le développement de l’art et de la culture d’Ouzbékistan (« sorte de RMN locale », selon les mots de Yannick Lintz, qui vient de prendre les rênes du musée Guimet), quelque 170 chefs-d’œuvre sortent pour la première fois de leur pays d’origine…
Un éblouissement ! Restaurées pour l’occasion grâce une équipe de spécialistes français ayant travaillé sur place aux côtés de leurs homologues ouzbeks, des sculptures en argile polychrome d’une présence inouïe nous renseignent ainsi sur la grandeur de ces princes kouchans dont l’Empire s’étendait, aux premiers siècles de notre ère, du Tadjikistan à la mer Caspienne et jusqu’à l’Afghanistan. Bien avant l’implantation en Asie centrale de l’islam au VIIIe siècle de notre ère, de multiples religions cohabitaient ainsi paisiblement dans cette région-carrefour traversée par les caravanes de marchands et les pèlerins. Certaines sources écrites évoquent ainsi les relations pacifiques nouées entre communautés bouddhiques, chrétiennes, juives et zoroastriennes. De même, l’on ne peut s’empêcher de reconnaître derrière le beau visage de ce prince découvert sur le site de Dalverzin Tepe le souffle hellénistique colporté jusque dans ces régions par les descendants d’Alexandre le Grand…
Mais le plus grand choc esthétique est encore à venir, face au spectacle saisissant de ces deux peintures murales dont la splendeur reflète l’art de cour des demeures palatiales de Samarcande et de Boukhara. Qualifiée de « Joconde de l’Ouzbékistan », la Peinture des Ambassadeurs décrit ainsi, avec force détails, la procession qui se déroulait pendant les festivités de Neorouz, le Nouvel An persan. « L’on reconnaît à leur curieux masque en forme de bec de canard les prêtres zoroastriens préposés au sacrifice des animaux », explique l’archéologue Rocco Rante, qui dirige des fouilles pour le Louvre depuis 2009 dans les environs de Boukhara.
Or, c’est précisément dans cette oasis qu’a été découvert l’autre chef-d’œuvre de l’exposition. Se détachant sur un fond rouge flamboyant, la Fresque de Varaksha décrit ainsi un personnage assis à l’indienne sur un éléphant blanc affrontant, avec son cornac, une série de fauves et de dragons. Évoquant irrésistiblement le Dionysos grec juché sur sa panthère, ce « morceau de pure peinture » mérite, à lui seul, que l’on se précipite au Louvre !
Féeries textiles
Il faut cependant traverser la Seine pour poursuivre ce voyage enchanteur à l’Institut du monde arabe, même si l’on eût préféré qu’un même lieu rassemble toutes ces merveilles, tant un vrai continuum historique et artistique relie bijoux antiques et parures nomades, caftans du XIIe siècle et lourds manteaux de velours brodés d’or arborés, au XIXe siècle, par les puissants émirs de Boukhara.
Il a alors fallu compter sur la ténacité et l’enthousiasme de Yaffa Assouline, la commissaire générale de l’exposition tombée littéralement « amoureuse » de ce pays et de sa culture, pour persuader les autorités muséales de se priver pour plusieurs mois de la quasi-intégralité de leurs doppi (calottes brodées), de leurs flamboyants ikat de soie et de leurs chapan (costumes masculins dont les plus luxueux étaient offerts en cadeaux diplomatiques aux ambassadeurs et aux hauts gradés). Car au-delà de leur virtuosité technique et de leur splendeur, ces féeries textiles sont, aux yeux du peuple ouzbek, bien plus que de simples pièces artisanales. Sur fond de rivalités et d’émulations artistiques entre khanats, ces royaumes dirigés par un khan, chaque région se targuait ainsi d’inventer son propre répertoire, d’élargir sa palette de couleurs et de motifs. Marqueur social autant que rébus visuel, le costume révèle ainsi l’origine géographique, l’âge et le statut de celui ou de celle qui le porte. Investis de pouvoirs talismaniques, les bijoux parachèvent cet art du paraître porté à son paroxysme. Lointains héritiers des parures des peuples nomades de l’Antiquité (dont les Scythes et les Sarmates), les lourds diadèmes, bracelets et pectoraux en argent sertis de cornaline et de turquoise sont censés écarter le mauvais œil, tout en constituant la dot de la mariée. Cette dernière pouvait en effet arborer le jour de ses noces jusqu’à dix kilos de ces encombrants joyaux ! Instrument de conquête des peuples nomades, le cheval avait droit, lui aussi, à tous les égards, comme l’attestent ces selles en bois peintes et ces tapis de croupe en velours brodé d’or…
Mais s’il est un éblouissement au sein de ce parcours, c’est bien à travers cet ensemble de grandes pièces de tissus brodées nommées suzani (terme persan désignant toute production « faite à l’aiguille ») dont les motifs cosmiques et les jardins d’Eden semblent puiser leurs racines dans les croyances les plus anciennes du peuple ouzbek. Point de hasard si les peintres russes égarés dans ces régions à l’aube du XXe siècle succombèrent aux séductions de ces artisans de génie. À l’égal d’un Matisse découvrant le Maroc, ces « orientalistes des steppes » restituèrent leur émerveillement dans des toiles flamboyantes, que sauva miraculeusement de la destruction et de l’oubli le collectionneur d’origine ukrainienne Igor Savitsky (1915-1984). Elles sont désormais conservées au musée de Noukous, à quelques encablures de la mer d’Aral…
« Splendeurs des oasis d’Ouzbékistan », jusqu’au 6 mars 2023, musée du Louvre, Galerie Richelieu, niveau -1 et rez-de-cour du Département des Arts de l’Islam, 99, rue de Rivoli, 75001 Paris.
Catalogue sous la direction de Yannick Lintz et Rocco Rante, coédition Louvre éditions/El Viso, 320 pages, 39 euros.
« Sur les routes de Samarcande. Merveilles de soie et d’or », jusqu’au 4 juin 2023, Institut du monde arabe, 1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris.