Dans Bande à part (1964), le facétieux Jean-Luc Godard filme la folle tentative de faire tomber le record de la visite la plus rapide du Louvre, à Paris. Les acteurs Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur sprintent comme des dératés sur le parquet des salles, filent devant Le Serment des Horaces de Jacques-Louis David, évitent un gardien avant de dévaler le vaste escalier que surplombe la Victoire de Samothrace. Leur traversée du plus grand musée du monde est chronométrée en 9 minutes et 43 secondes. La performance d’un certain «Jimmy Johnson de San Francisco » est battue d’un cheveu.
Cette scène culte a longtemps trotté dans la tête des musiciens pop rock de Phoenix.« Depuis qu’adolescents, nous avions vu le film, nous rêvions d’enregistrer un album dans un musée, en particulier dans le musée du Louvre », confie par téléphone depuis Dallas, au Texas, le guitariste Christian Mazzalai, en pleine tournée américaine. Le fantasme est devenu réalité. Alpha Zulu, leur septième album, a été conçu en 2020 dans l’aile Rohan du Louvre, plus précisément dans une pièce du musée des Arts décoratifs avec vue plongeante sur le jardin des Tuileries.
UN RÊVE ÉVEILLÉ
Les Versaillais aiment briser la routine. Leur premier album, United (2000), a été enregistré dans le garage de la maison familiale du chanteur Thomas Mars. Leur second, Alphabetical (2004), l’a été dans les mythiques studios Sunset Sounds Recorders, à Los Angeles. Pour le troisième, ils se sont rendus à Berlin, en 2005, dans les anciens locaux de la radio nationale de l’ex-République démocratique allemande. « Nous avons adoré nous retrouver dans un lieu qui n’est pas pensé pour faire de la musique. Se tenir loin du monde de la musique, occuper un terrain vierge, c’est parfait pour la création. Pour chaque album, nous partons de zéro. Nous écrivons toujours ensemble, à quatre, autour d’une grande table. » Phoenix est donc un groupe sans domicile fixe.
Quand les musiciens apprennent que le musée des Arts décoratifs ouvre ses portes à des résidences d’artistes, ils se portent candidats. La direction a plutôt l’habitude d’accueillir des écrivains ou des cinéastes, mais elle accepte l’idée. En mars 2020, ils posent leurs instruments dans une vaste salle blanche qui sert d’ordinaire d’espace de réunion… avant de repartir aussitôt. Pandémie et confinement obligent, les premières notes ne résonneront qu’en septembre. « Nous avons craint d’être intimidés par les beautés que conserve le musée, mais finalement cela nous a portés, d’un point de vue créatif. Les Arts décoratifs s’inscrivent entre l’artisanat et le grand art, cela se rapproche de notre pratique musicale.»
Le musée étant fermé au public, les quatre garçons doivent emprunter une porte située à l’opposé de leur lieu de création. Il leur faut 10 minutes de marche pour y accéder. Au fil du temps, ils font connaissance avec les gardiens et déambulent à leur guise dans les étages. « La plupart des œuvres étaient recouvertes d’un voile blanc. C’était à la fois désacralisé et étrange. La pièce que nous occupions a servi d’espace de stockage temporaire. Nous avions en notre compagnie la baignoire Hippopotame bleue imaginée par François-Xavier Lalanne. Juste avant d’entrer dans notre studio, il y avait un trône de Napoléon. J’ai passé beaucoup de temps dans la salle des designers italiens du Groupe Memphis. Un endroit fantastique. J’adorais aussi me balader à l’étage médiéval, totalement plongé dans le noir. L’odeur des objets en bois était relaxante. Se retrouver devant la reconstitution d’une chambre à coucher du XVe siècle était magique mais légèrement angoissant. »
A priori, les Phoenix n’ont croisé ni Belphégor ni le Petit Homme rouge, le fantôme qui aurait longtemps hanté le palais des Tuileries. Dans une série de vidéos postées sur leurs réseaux sociaux et réalisées par le vidéaste Guillaume Delaperriere, diplômé de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, on voit les artistes éclairer un tableau du musée à la lueur de leurs téléphones tels des spéléologues dans une grotte préhistorique.
ART POP
Le chanteur Thomas Mars vivant à New York avec sa compagne Sofia Coppola, les occasions qu’ont les quatre membres de se retrouver sont rares en raison des contraintes sanitaires. « Quand nous nous réunissions, chaque minute valait de l’or. Nous étions dans une sorte d’urgence. La moitié de l’album est constituée de premières prises. C’était comme un rêve éveillé. Les œuvres qui nous entouraient nous ont inspirés de manière inconsciente.» Le groupe croise aussi les équipes du musée. « Des gens passionnés, très pointus dans leur domaine, qui passent un temps fou sur des détails que le grand public ne percevra jamais. Notre voisine de bureau restaurait des textiles. Pendant une semaine, elle a cherché la bonne couleur pour réparer 1 cm2 d’un tissu copte du IIe siècle. Elle a créé elle-même ses pigments à partir d’insectes. C’était très stimulant d’évoluer au milieu de ces personnes. Cela m’a redonné foi en l’humanité. Auprès des étrangers, le musée des Arts décoratifs vit un peu dans l’ombre du Louvre, son grand frère solaire. Il n’est pas assez connu, alors que c’est un endroit merveilleux, avec des métiers incroyables. »
Quelques années plus tôt, en 2008, les Versaillais avaient loué pendant un mois un ancien atelier de Théodore Géricault, rue des Martyrs, dans le 9e arrondissement de Paris. « Cette pièce, exposée au nord, bénéficiait d’une lumière constante, qui était très agréable. C’est là que nous avons composé Love Like A Sunset, un long morceau instrumental, un de mes préférés, qui figure sur l’album Wolfgang Amadeus Phoenix (2009).» Si le titre ne fait pas mention du prestigieux locataire des lieux, les chansons de Phoenix comptent de nombreuses citations de peintres ou de tableaux : Pablo Picasso, Michel-Ange, Mona Lisa… « Nous aimons utiliser des références éloignées de la pop. Il y a tant de champs vierges à explorer. La génération de nos aînés était tournée vers l’Amérique. Les yéyés chantaient les Cadillac et les juke-box. Nous allons voir dans d’autres directions. Nous avons consacré des morceaux à Napoléon ou à Franz Liszt. » Le clip de leur dernier single, Alpha Zulu illustre parfaitement cette ouverture d’esprit iconoclaste : Phoenix fait chanter de nombreux portraits peints, qu’il s’agisse de rois, de chevaliers, de gens du peuple, de Rembrandt ou même de Napoléon, qui s’époumone sur le refrain. « C’est une idée de mon frère, Laurent Brancowitz, l’autre guitariste du groupe. Nous avons commencé par choisir des toiles accrochées au musée des Arts décoratifs, puis c’est devenu un jeu un peu sacrilège de leur faire chanter ces paroles anachroniques. » Un choc des cultures que le regretté Philippe Zdar, leur ancien producteur et mentor, décédé accidentellement en 2019, aurait adoré. « Philippe était un esthète avec qui nous pouvions parler de tout. Il faisait toujours des analogies avec la peinture en citant son livre de chevet, les Entretiens de Francis Bacon avec Michel Archimbaud [Gallimard, 1996]. »
Pour la pochette d’Alpha Zulu, le groupe a choisi de recadrer un tableau de Sandro Botticelli, Madonna con Bambino e otto Angeli [La Vierge à l’Enfant et huit anges]. « Nous cherchions une image frontale sur laquelle on voyait quatre éléments, car nous sommes un quatuor. C’est notre ami, le directeur artistique Pascal Teixeira, qui a eu l’idée de resserrer cette peinture magnifique de la Renaissance sur les quatre angelots, et Laurent, mon frère, a ajouté un côté surréaliste en colorisant le petit livre qu’ils lisent. Tout s’est fait en une heure. »
Mais la plus belle réussite graphique de Phoenix est à découvrir sur scène. Après de longues discussions, les Français ont obtenu auprès d’Eames Demetrios, le petit-fils du couple de designers américains Charles et Ray Eames, l’autorisation de projeter le documentaire mythique Powers of Ten (1977) de ces derniers, un voyage de 9 minutes entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, pendant qu’ils jouent Love Like A Sunset. « C’est un moment d’épiphanie. Cela vaut plus que n’importe quelle récompense musicale. » Le résultat est un son et lumière d’une absolue beauté. wearephoenix.com
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Phoenix, Alpha Zulu, 2022, Paris, Loyauté et A+LSO, New York/ Londres, et Glassnote Records; en concert les 28 et 29 novembre 2022 à l’Olympia, 28, boulevard des Capucines, 75009 Paris.