Les expositions dédiées à Johann Heinrich Füssli ne sont pas rares – en ce moment même, le Courtauld Institute of Art, à Londres, sous la houlette de sa conservatrice des dessins Ketty Gottardo, propose « Fuseli and the Modern Woman : Fashion, Fantasy, Fetishism » –, mais Paris n’en avait pas connu depuis 1975. Tandis qu’il est sans cesse célébré dans son pays de naissance, la Suisse, et dans sa contrée d’adoption, le Royaume-Uni, le prêtre-poète-peintre a pourtant une vraie histoire avec la France où est conservée au musée du Louvre, à Paris, depuis 1970 Lady Macbeth marchant dans son sommeil; et c’est là qu’il rencontra Jean-Jacques Rousseau, sur lequel il écrivit même un ouvrage.
LE FEU ET LA FURIE
Deux hommes (Füssli et un autre artiste) enfumant une peinture (1774). Le sujet de la feuille du British Museum, à Londres, est plein d’ironie et d’humour sur l’appétence des collectionneurs d’art ancien. Le peintre presse contre la toile des seringues sur lesquelles apparaissent clairement les mots « Beauty » et « Sublime », tandis que son collègue muni d’une pipe enfume la composition qu’il est en train d’exécuter pour lui donner un aspect ancien. Or, comme derrière chacune des œuvres de Füssli, les références sont éminemment creusées. Non content de faire un clin d’œil à la gravure de William Hogarth, Time Smoking a Picture (1761, The Metropolitan Museum of Art, New York), il s’incline surtout face à la leçon magistrale du traité d’esthétique d’Edmund Burke : A Philosophical Inquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757).
« Quel feu et quelle furie en cet homme ! » La phrase de Johann Wolfgang von Goethe pour crédo, les commissaires – Pierre Curie, le maître des lieux, Christopher Baker, directeur du département Art et portrait européen et écossais aux National Galleries of Scotland, et Andreas Beyer, professeur d’histoire de l’art à l’université de Bâle – présentent donc une Europe des Lumières aux antipodes de celle de Jean-Baptiste Greuze et Antoine Watteau qui orne les cimaises des collections permanentes du musée Jacquemart-André. Certes la dimension biographique de Füssli, une épopée européenne, participe de ce feu et de cette furie. Ce frère aîné de l’entomologiste Johann Kaspar Füssli – il aurait été dommage de se priver de ce détail, et l’histoire n’a pas retenu le parcours des seize autres frères et sœurs – grandit à Zürich où son père est portraitiste et écrivain. Ordonné pasteur, il fut obligé de quitter son pays pour avoir aidé un ami à dénoncer un magistrat – nous ne sommes pas dans le monde de Casanova, mais chez des lettrés maîtrisant parfaitement le grec et le latin, et l’ami n’est pas un roué mais le grand théoricien de la physiognomonie, Johann Kaspar Lavater. Après une promenade dans les contrées germaniques, le voilà en Angleterre, puis il passe huit années en Italie, revient à Zürich et s’installe définitivement à Londres. Il y recevra tous les honneurs académiques, y épousera l’un de ses modèles, mais s’acoquinera aussi avec la pionnière féministe Mary Wollstonecraft… Ce parcours éminemment romanesque se retrouve sans doute dans son œuvre, où la femme est omniprésente et où les errances intérieures de l’auteur du Cauchemar se devinent – le tableau de Détroit n’a pas fait le déplacement, mais les commissaires ont fait contre mauvaise fortune bon cœur. Et le « feu » de Füssli est aussi celui d’un fin lettré qui vit pleinement l’expérience de ses lectures.
LA PEINTURE COMME MIROIR DE L’ÂME
Les espaces dévolus aux expositions au sein de l’hôtel Jacquemart-André ne sont pas faciles, et c’est une gageure de parvenir à donner une telle impression de profusion d’œuvres à travers un parcours thématique, découpé en huit sections, extrêmement fluide. Le caractère
intimiste des lieux contribue à embrasser tous les sujets de Füssli comme un seul… et à entrevoir son œuvre tel un ballet où la femme qui incarnerait toutes les autres livrerait une chorégraphie imaginaire avec ses moments de silence, de langueur et de nonchalance. Au fond, le propre de l’art de Füssli est de livrer un message qui va bien au-delà des thèmes de William Shakespeare ou John Milton dont il s’est inspiré. La peinture, chez Füssli, est le miroir de l’âme : que ce soit l’âme d’un enfant effrayé par les fantômes de la littérature dans laquelle il baigna à Zürich au sein de cette famille extrêmement cultivée ou celle d’un pasteur protestant, inquiet, tourmenté, qui prend à la lettre les paroles qu’il boit au théâtre à Londres, où il est devenu un artiste après avoir essuyé maints échecs lorsqu’il se pensait écrivain. Au-delà des images les plus célèbres et notamment des Trois sorcières (1783, The Royal Shakespeare Company, Londres), la plus belle réussite de cette déambulation, qui nous mène tour à tour des tragédies shakespeariennes à l’appropriation par l’artiste des mythes antiques, de l’imagerie biblique et des légendes nordiques, est de réserver une kyrielle de surprises.
S’il n’est pas toujours un grand peintre (il y a des vides qu’il maîtrise mal et ses esquisses ont une force que ses plus grands formats perdent souvent), Johann Heinrich Füssli est un artiste « impressionniste » dont les compositions provoquent un effet sur le visiteur, mais le regard de celui-ci est retenu par quelques détails qui l’interpellent dans son for intérieur : ce visage blafard de Hamlet (Hamlet et le spectre de son père, 1793, Fondazione Magnani Rocca, Parme), ce sourire impalpable de la Béatrice (Béatrice, Héro et Ursule, 1789, Die Staatlichen Kunstsammlungen, Dresde) ou ce regard condescendant de la sultane Almansaris (1804-1805, Déguisé en jardinier, Huon rencontre la sultane Almansaris, Kunstmuseum de Lucerne). Il y a aussi ces images bien connues qui dérangent encore, telle cette Sorcière de la nuit rendant visite aux sorcières de Laponie avec les deux mains qui brandissent au premier plan une lame (1796, The Metropolitan Museum of Art, New York) ou Le Sort de Mandragore (1785, Yale Center for British Art, New Haven). Ou encore cette feuille de la Kunsthaus de Zürich qui préfigure, condense et ajoute une part d’inconnu, d’étrange et de torpeur à ces deux sujets si pesants, Échange d’enfants au clair de lune (1780). Pendant le sommeil de la nourrice, une sorcière a enlevé le bébé qui reposait dans le berceau pour y installer un monstre grimaçant et velu. La mère, atter-rée, découvre le subterfuge, tandis qu’au loin la sorcière court déjà vers le sacrifice qui aura lieu devant ses consœurs de Laponie.
Face à un sujet plus poétique, Lycidas de John Milton, nous le découvrons aussi plein d’empathie pour ce berger grossier auquel il offre une posture pleine de grâce et lui épargne les tortures des êtres sur-naturels qui pourraient venir le cha-huter pendant son sommeil. Et puis Füssli, c’est aussi, un amoureux face à Madame Füssli devant la cheminée ou Madame Füssli debout (vers 1790-1795). Son modèle de prédilection est magistrale, impériale, plus imposante que toutes les sorcières et créatures démoniaques. Passionné par les tissus, les chapeaux improbables de sa femme, il donne l’illusion d’avoir, pour un temps, échappé à ses démons. Rien n’est moins sûr, mais celle-là, au moins, ne sera ni capturée ni violentée.
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«Füssli, entre rêve et fantastique», 16 septembre 2022 - 23 janvier 2023, musée Jacquemart-André, 158, boulevard Haussmann, 75008 Paris.