Enfant prodige de l’art contemporain, dont les fulgurances sidérèrent le monde de l’art il y a une quinzaine d’années – sa vidéo Desniansky Raion (2007) a très vite rejoint les collections du Museum of Modern Art (MoMA), à New York, et, en 2015, l’hypnotique Nightlife est montré à la Biennale de Lyon avant d’être exposé aujourd’hui à la Fondation Luma, à Arles –, Cyprien Gaillard signe un retour virtuose dans deux lieux emblématiques de la Ville Lumière après un long exil berlinois. L’exposition en deux chapitres, l’une au Palais de Tokyo, l’autre à Lafayette Anticipations, démontre sa capacité intacte à créer des images puissantes, qui résonnent singulièrement avec notre époque troublée et ses contradictions. Avec les années, l’artiste semble avoir mûri. À 42 ans, l’énergie tonitruante de son insolente jeunesse laisse place à une réflexion sur le temps, ses traces, embrassant autant les marques d’usure d’une capitale qui restaure ses monuments tous azimuts – à l’heure où Paris fait son bilan entropique en vue des Jeux olympiques – que la mémoire d’êtres disparus, ou encore les effets inattendus du changement climatique.
Lorsqu’il lui décerne le prix Marcel Duchamp en 2010, le jury déclare avoir « particulièrement apprécié les essais cinématographiques aux images fortement construites. La manière dont l’artiste puise dans le passé moderniste ou s’imprègne des travaux des grandes figures du land art pour imaginer des séquences envoûtantes et mystérieuses fait preuve d’une réelle cohérence. Représentant les ruines modernes à travers toutes sortes de supports, Cyprien Gaillard interroge les grands récits, tel un archéologue du monde contemporain ». Cette notion d’archéologie du monde contemporain reste un fil conducteur de son travail, un angle de lecture pertinent. La double exposition creuse un sillon hanté par la relation entre le corps, l’architecture et l’environnement, la mémoire individuelle et collective des lieux. Cyprien Gaillard observe le désordre du monde, entre effondrement et reconstruction.
Regarder la ville
Le parcours débute au Palais de Tokyo, où est exposé un corpus d’œuvres rarement montrées à Paris, de 2007 à aujourd’hui, dans une confrontation avec des artistes invités. L’installation Love Locks est composée « de cadenas retirés des ponts parisiens par les services de la Ville, car ils menaçaient de faire s’écrouler ceux sur lesquels ils étaient accrochés, à l’instar de la passerelle des Arts dont les grilles alourdies se sont effondrées en 2014, commente Rebecca Lamarche-Vadel, commissaire de l’exposition. Ce qui est pointé ici, c’est le paradoxe entre ces “preuves d’amour” laissées par des couples dans le paysage urbain et les dommages créés par leur accumulation au fil du temps, ce “trop-plein d’amour” qui finit par détruire. C’est aussi une sorte de ready-made, plein d’ironie : faire du cadenas – qui incarne l’enfermement – une expression d’amour. C’est toute la question du poids de cet élan, au sens propre comme au figuré, la Ville de Paris ayant hérité de ces masses de cadenas qui sont autant de déchets difficiles à retirer sur la voie publique, conservés depuis dans des entrepôts. Cyprien Gaillard en fait une œuvre : l’amour éternel se retrouve in fine en train de rouiller. L’idée était de commencer l’exposition par ce bilan sur l’amour. »
Passé ce préambule, la vidéo The Lake Arches (2007) dévoile deux amis plongeant dans un plan d’eau (moins profond que prévu), sur fond de logements sociaux construits par Ricardo Bofill. En vis-à-vis, Oreste et Pylade (1924) de Giorgio De Chirico. La salle suivante – accrochage au cordeau et minimalisme monacal – remonte le temps. Deux gargouilles médiévales de la cathédrale de Reims, dans lesquelles s’est solidifié le plomb en fusion durant les bombardements allemands, devenues objets surréalistes, y dialoguent avec de hautes plaques de fossiles d’une extrême fragilité. Des marbres qui sont autant de radiographies du temps géologique, pierres à la fois curieuses et précieuses, renvoient à la lecture de Roger Caillois. Le passé, fossilisé dans le présent, dans des couches sédimentées. Plus loin est projeté le film Ocean II Ocean, présenté à la Biennale de Venise en 2019 : un gigantesque navire jette à l’aide d’une grue des carcasses de wagons de trains américains dans l’océan en vue de repeupler les fonds marins, créant ainsi de nouveaux espaces coralliens. L’allégorie pointe le paradoxe d’un projet controversé, l’usage de déchets industriels à des fins de développement durable – les épaves ferroviaires font office de nouvel habitat pour la faune et la flore marines – étant susceptible à terme de provoquer un désastre écologique. L’enfer est pavé de bonnes intentions. En regard, le film montre des murs du métro moscovite incrustés d’ammonites, mémoire d’un océan disparu inscrite dans la pierre. Plus loin encore, Cyprien Gaillard rend hommage à Robert Smithson et donne à voir une série de dessins de jeunesse hallucinés du créateur de Spiral Jetty, du bouillonnement intérieur à la paix retrouvée du géant américain dans ses œuvres monumentales de land art in situ.
Temps fort de l’exposition, la vidéo Formation (2022) déployée sur toute la longueur de la rotonde du Palais de Tokyo attise le regard autant qu’elle immerge le spectateur dans l’image. « Regarder la ville est une constante chez Cyprien Gaillard, explique Rebecca Lamarche- Vadel. Lorsqu’il vit à New York, il commence à observer les oiseaux. À l’occasion d’une exposition, il se rend à Düsseldorf, et, chaque jour, par la fenêtre de son hôtel, il voit les nuées de perruches à collier voltigeant entre les boutiques de luxe et les immeubles de la Königsallee dans le centre de la ville. La vidéo pose la question des enjeux écologiques soulevés par la présence d’oiseaux exotiques, considérés comme indésirables, qui s’installent pour devenir indigènes dans les villes européennes. L’expression de ce désordre lui inspire cette réflexion : que serait un état originel de la ville, elle-même environnement construit, en constante métamorphose ? Quel regard portons-nous sur ce qui est considéré comme invasif avant d’être intégré à un écosystème ? Où est le domestiqué, où est le sauvage dans notre rapport au vivant ? En face de cette vidéo spectaculaire est disposée une sculpture de Käthe Kollwitz, Mutter mit zwei Kindern [1932-1936]. »
Remonter le temps
Le second chapitre de l’exposition se poursuit à Lafayette Anticipations, où l’artiste a investi les étages du bâtiment de Rem Koolhaas. Enserrant la structure de caillebotis métalliques qui rappellent la prolifération d’échafaudages dans le paysage urbain, et derrière lesquels est projetée la vidéo Frise 1 (2022), Cyprien Gaillard a ouvert les trappes des planchers mobiles pour y placer des écrans. Au sol est posé un sibyllin Palais de la découverte vitrifié. « Cyprien Gaillard est un artiste du dehors. Il va toujours à l’extérieur pour nourrir son inspiration intérieure, poursuit la commissaire. Son intérêt pour la préservation des monuments et des choses va de pair avec l’idée que celle-ci se fait très souvent au prix de la préservation de la vie humaine. Cette pièce a été réalisée à partir d’amiante provenant des travaux de restauration actuels du Palais de la découverte. Les déchets d’amiante toxiques, fondus à très haute température, ont donné ce bloc de Cofalit, un matériau synthétique qui, par ce processus de métamorphose, s’est mué en un monolithe noir, devenu lui-même une sorte d’obsidienne, passée de matière première à un nouveau minéral de notre temps. C’est un hommage au Palais de la découverte, qui possède des collections minéralogiques, dans une formule tautologique. »
Au centre du dispositif, suspendu, son « Frankenstein », tel que le définit Rebecca Lamarche-Vadel : Le Défenseur du temps, incarnation du monument public délaissé, auquel l’artiste a souhaité « insuffler une nouvelle vie ». « Enfant, lorsqu’il passait par le quartier de l’Horloge, à Paris, en se rendant au Centre Pompidou, Cyprien Gaillard trouvait à l’époque cet automate beaucoup plus passionnant, énigmatique. Il y allait avec un ami cher, tragiquement disparu il y a une dizaine d’années, auquel est dédiée cette exposition, où se mêle la mémoire d’une œuvre, de l’architecture et de l’amitié. Ce qui fait œuvre, c’est cet acte de restauration : donner un second souffle à cet automate, Le Défenseur du temps, créé par Jacques Monestier, qui brandissait son glaive pour affronter des créatures, chaque heure entre 1979 et 2003, année de sa mise à l’arrêt faute de budget alloué à son entretien. Avec cette renaissance reprennent les mouvements de cette bataille contre le temps. » Les aiguilles de l’horloge tournent désormais dans le sens inverse, en accéléré, pour rattraper ces vingt années pendant lesquelles l’automate a été arrêté...
Cyprien Gaillard, « HUMPTY\ DUMPTY », 19 octobre 2022-8 janvier 2023, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président- Wilson, 75016 Paris ; Lafayette Anticipations, 9, rue du Plâtre, 75004 Paris