Lorsque le président russe Vladimir Poutine a instauré la loi martiale dans les territoires ukrainiens annexés, le 19 octobre, il a aussi explicitement « légalisé » le pillage du patrimoine culturel de la région au nom de la « préservation » des œuvres.
Selon la presse ukrainienne, les Russes procèdent actuellement au transfert de pièces du musée de Kherson, la ville située au sud de l’Ukraine conquise le 2 mars. Mais en réalité, le déménagement des objets les plus précieux du musée avait déjà commencé en secret en mai, lorsque l’armée russe a fait face à une possible contre-attaque ukrainienne.
Le pillage ne s’est pas limité au musée régional d’art Shovkunenko, doté d’une collection de beaux-arts et d’arts décoratifs ukrainiens et russes, ni au musée régional de Kherson, qui retrace l’histoire de la région depuis les temps anciens. Les occupants ont également démantelé et déboulonné des monuments de l’époque soviétique à la mémoire de héros russes, du général Alexandre Souvorov à l’amiral Fiodor Ouchakov, tandis que le sort du monument élevé en l’honneur du prince Grigori Potemkine, amant de l’impératrice Catherine la Grande, a été plus compliqué. Érigé en 1823, il a été transféré en 1917 dans la cour du musée d’histoire régionale, puis a totalement disparu durant la Seconde Guerre mondiale. Le monument démantelé aujourd’hui par les Russes est une réplique réalisée en 2003. La statue n’est pas la seule à avoir été enlevée : les restes momifiés du prince, conservés dans la cathédrale Sainte-Catherine, ont été exhumés et transportés dans un lieu inconnu.
Les territoires ukrainiens occupés depuis peu par les Russes ne seront probablement pas les seules cibles de l' « évacuation » russe. Un autre décret signé par Vladimir Poutine le même jour que la promulgation de la loi martiale annonce l’introduction de « mesures spéciales » dans les régions russes de Krasnodar, Belgorod, Briansk, Voronej, Koursk et Rostov, à la frontière de l’Ukraine, et en Crimée, annexée en 2014.
Le plan russe d' « évacuation » des musées de Crimée était connu avant la publication des décrets de Vladimir Poutine du 19 octobre. Le 15 octobre, le ministère ukrainien de la Culture a déclaré que le transfert des objets les plus précieux des musées de Crimée et d’autres territoires occupés constituait une violation flagrante de la Convention de La Haye sur la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Le ministère a contacté d’urgence l’Unesco, lui demandant d’empêcher une nouvelle violation du droit international par l’agresseur, mais il est peu probable que les forces russes se plient aux injonctions internationales leur demandant d’arrêter ce pillage. En effet, pour Vladimir Poutine, la Crimée et les régions ukrainiennes annexées le 30 septembre sont des territoires russes régis par la législation locale, et non par des traités internationaux.
Le précédent de la Crimée
Deux expositions liées à la Crimée sont devenues des symboles de l’annexion de la péninsule en 2014. L’une n’est jamais retournée sur place, l’autre ne l’a jamais quittée.
L’exposition « Crimea : Gold and Secrets of the Black Sea », qui a été inaugurée au musée Allard Pierson d’Amsterdam peu avant l’annexion en mars 2014, s’est soldée par un jugement des tribunaux néerlandais arrêtant que les objets provenant des musées de Crimée devaient être restitués à l’État ukrainien, bien que les Russes les revendiquent.
Si cette affaire a attiré l’attention internationale, le sort d’une autre exposition, qui, elle, n’a jamais quitté la péninsule, reste obscur. En 2008, les conservateurs du musée Suermondt-Ludwig d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne, ont retrouvé au musée d’art de Simferopol, en Crimée, 74 tableaux qui avaient été enlevés à Aix-la-Chapelle par l’Armée rouge après la Seconde Guerre mondiale.
Peter van den Brink, le directeur du musée allemand, a passé cinq ans à négocier ces tableaux avec les responsables ukrainiens. Il a proposé d’en donner cinq au musée de Simferopol, a demandé que cinq toiles d’importance pour Aix-la-Chapelle soient rendues au musée Suermondt-Ludwig, et a accepté de consentir au prêt pendant 50 ans des œuvres restantes. À la fin du printemps 2014, vingt des peintures du Musée d’art de Simferopol devaient être exposées au Musée Suermondt-Ludwig, puis faire l’objet d’une tournée en Allemagne, mais l’exposition prévue n’a jamais eu lieu. Après l’annexion de la Crimée plus tard cette année-là, les peintures sont passées sous le contrôle de la Fédération de Russie. Leur sort reste inconnu.
Les services de renseignements militaires ukrainiens ont indiqué que le plan d’évacuation russe prévoyait à la fois le transfert des pièces du musée vers des réserves situées en Crimée et l' « évacuation » des œuvres les plus précieuses vers le territoire de la Fédération de Russie. Selon le ministère ukrainien de la Culture, les Russes prévoient d’emporter tous les objets archéologiques en métal précieux, dont sont riches les collections de la péninsule. Parmi les plus importants figurent le musée-réserve d’État de Tauric Chersonesos, site de la cité hellénistique éponyme situé près de Sébastopol, et le musée archéologique et historique de Kertch, riche d’une collection de bijoux et de pièces de monnaie en or anciens.
Il est peu probable que les objets archéologiques soient la seule cible du transfert prévu par les forces russes. La Crimée possède d’importants musées d’art, tels que le musée d’art Kroshytsky à Sébastopol, qui abrite une collection de peintures russes et d’œuvres de maîtres anciens néerlandais, flamands et italiens. La galerie d’art Aïvazovski à Feodosia est quant à elle internationalement connue pour héberger l’œuvre de ce fameux peintre de marine éponyme du XIXe siècle.
Qu’adviendra-t-il de ces trésors ukrainiens après leur évacuation vers la Russie ? Difficile à dire. Le parallèle avec les transferts orchestrés par l’Allemagne nazie des collections de musées à des fins de « protection » est éloquent. Le vernis « légale » spécifique de cette évacuation ressemble énormément à la démarche des responsables du IIIe Reich qui justifiaient leurs pillages par des « règlements juridiques » adoptés en urgence.