Joan Mitchell est née à Chicago, sur les bords du lac Michigan, en 1925, un peu plus d’un an avant la mort de Claude Monet à Giverny et elle est décédée en 1992 à Paris, où celui-ci était né, un peu plus d’un siècle et demi plus tôt. Si les deux artistes se sont donc presque exactement succédé dans le temps, ils n’en ont pas moins partagé, à distance, un même site, un paysage et ses lumières, une vue sur la Seine dans le Vexin Français, précisément à Vétheuil, où l’aîné a passé trois années à partir de l’été 1878, avant que la cadette ne s’y installe en 1967 pour y passer le reste de sa vie. Certes, elle voyait de sa terrasse la maison de son illustre prédécesseur et ne pouvait guère faire abstraction de son passage en ces lieux, mais elle n’en marchait pas pour autant dans ses pas ; ainsi déclarait-elle en 1982 à Suzanne Pagé et Béatrice Parent, la première étant commissaire de l’actuelle exposition : « le matin, surtout très tôt, c’est violet ; Monet a déjà montré cela… Moi, quand je sors le matin c’est violet, je ne copie pas Monet. » Et d’ailleurs, c’était le dernier Monet qu’elle affirmait aimer, celui qui découvrit Giverny, non loin de là, en 1883, celui qui s’y consacra, jusqu’à la fin, à la peinture de son jardin et de son bassin aux Nymphéas. Cette histoire de rencontre est faite d’autant d’écarts et l’idée d’influence y est vite oubliée – ce n’est pas la moindre des questions à laquelle l’exposition « Monet – Mitchell » invite à réfléchir.
Mais avant cela, il s’agira de percevoir ce qui circule d’une œuvre à l’autre, ce qui se joue entre les longs filaments de couleurs de Monet et leurs ondoiements souples et les accents nerveux ou « décharges » (Robert Storr) dont Mitchell fait résonner l’espace pictural, entre les surfaces mates et comme damées parfois du premier, faites de nombreuses touches et recouvrements, et les percées et labours de la seconde, entre des étendues denses et calmes et des déflagrations contenues, encadrées. Il s’agira de ressentir, d’une salle à l’autre, d’un ensemble à l’autre, les variations d’intensité et d’atmosphère, quand les bleus, les verts et les violets sont portés à leur maximum de densité ou quand les peintures s’embrasent de rouges et d’orangés, quand la lumière est tapie dans la matière picturale, comme mise en sourdine ou quand elle en jaillit puissamment ou encore quand, à la vivacité des couleurs, fait place une forme de décoloration, d’effacement. Et tout cela, sans qu’il n’y ait jamais mis en comparaison ou confrontation, mais des voisinages et des prolongements, des échos et des résonances, qu’elles soient de l’ordre de l’accord ou de la discordance, un dialogue, donc, tissé dans le champ seul de la peinture. De ce choix, tenu de bout en bout, témoigne, dans la deuxième salle, une cimaise ouverte accueillant deux œuvres de Monet des années 1916-1919, marquées par une forte verticalité (d’un tronc et de branches tombantes de saule), entre lesquelles apparaît, sur le mur du fond, un polyptyque de Mitchell (Quatuor II for Betsy Jolas, 1976) : donnant passage au second – suivant la chronologie donc –, les premières viennent aussi s’ajouter à lui et l’étendre, reversant ainsi l’ordre et posant ce qui dès lors devient une évidence : que par-delà les époques, par-delà les différences et les points communs, on a affaire à une même famille d’artistes, de ceux qui passent ce qu’ils voient au filtre de leurs sensations ou de leur feeling et remettent à la peinture leurs bonheurs et leurs peines, de ceux qui s’adressent par la couleur à l’œil, au corps et aux émotions.
C’est qu’en filigrane, l’exposition raconte aussi une certaine histoire de l’art, celle qui, alors que les Nymphéas offerts par Monet à l’État français au lendemain de la Première Guerre mondiale avaient rencontré un accueil mitigé, a vu la redécouverte de cette ultime période de l’artiste par les institutions américaines, en particulier le MoMA de New York, qui achète et expose en 1955 une grande peinture de cet ensemble. Et ce, alors qu’une jeune génération de peintres abstraits, dans la foulée de Jackson Pollock, a commencé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à élaborer outre-Atlantique un espace pictural étendu et plan, formé par l’accumulation de gestes et de traces, impliquant le corps et mettant l’œil en mouvement : on les dit dans un premier temps « impressionnistes abstraits », suivant la formule d’Elaine De Kooning, avant de les rattacher à l’expressionnisme et d’accentuer ainsi la part de l’intériorité dans le processus créateur ; inventé par leurs œuvres et les discours qui s’échafaudent alors, en particulier chez Clement Greenberg, le dernier Monet devenait ainsi un jalon essentiel dans l’avènement de l’abstraction, tout en pouvant tout simplement être vu à sa pleine mesure. Au point qu’au prix d’un de ces anachronismes révélateurs, ils peuvent nous apparaître contemporains.
Dans les vastes salles de la Fondation, propices à la présentation des remarquables ensembles que sont les Agapanthes de Monet et la Grande Vallée de Mitchell, le parcours se déploie tel un échange de plain-pied où des questions de peinture surgissent, chemin faisant, accompagnant, décuplant même, le plaisir de la contemplation. Au plus immédiat, le rôle de la couleur, ses liens avec la langue poétique et l’expression musicale, ainsi que les multiples modulations qu’elle offre à la composition de l’espace et toute la gamme des émotions qu’elle fait naître. Mais aussi la nature et la dynamique de l’espace pictural, comment il devient champ de vision, comment l’œil y plonge et s’y déplace et ce que font à sa compréhension les formats allongés d’un seul tenant que l’on arpente (entre panorama et cinémascope) et les polyptyques auxquels Mitchell a si souvent recours, avec tous les effets de répétition, de miroir, de séquence, de juxtaposition ou de continuité, d’ellipse ou de hiatus qu’ils permettent. La question de la série, souvent considérée comme ce qui pouvait rattacher Monet aux artistes des années 1960, s’y trouve reformulée, comme une recherche perpétuelle de la sensation à la fois éprouvée dans le moment de l’observation et sédimentée dans la mémoire, liant de ce fait au plus étroit l’extérieur et l’intérieur pour constituer le paysage de l’artiste – Mon Paysage, pour reprendre le titre d’une des œuvres de Mitchell, qui expliquait : « Je peins des paysages remémorés que j’emporte avec moi, ainsi que le souvenir des sentiments qu’ils m’ont inspirés, qui sont bien sûr transformés… Je préférerais laisser la nature là où elle est. Elle est assez belle comme ça. Je ne veux pas l’améliorer. Je ne veux certainement pas la refléter. Je préférerais peindre les traces qu’elle laisse en moi. »
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" Dialogue Claude Monet - Joan Mitchell ", Fondation Louis Vuitton, 8, Avenue du Mahatma Gandhi Bois de Boulogne, 75116 Paris, du 5 octobre 2022 au 27 février 2023.