Elle est photographiée par Frank Horvat un soir de Noël 1962, dans un bar de marins de Calcutta. Paupières lourdes, visage dodelinant en aplomb du décolleté, elle n’est plus cette apparition qui domptait, il y a un instant encore, le désir des hommes, mais une très jeune femme qui tombe de fatigue. La petite Jeanne de France, assoupie dans le Transsibérien, offrait à Blaise Cendrars son plus beau poème. L’hôtesse de Calcutta fait la grâce de son épuisement au photographe venu d’Europe. De tous ceux présents ce soir-là, lui seul saura moissonner ces quelques secondes volées au temps pressant des hommes. L’image est présentée dans l’exposition que le Jeu de Paume consacre à Frank Horvat, organisée au château de Tours. Pour la commissaire, Virginie Chardin, ce cliché du bout de la nuit dit tout de « cette circulation des regards entre les hommes et les femmes et de ce rapport de pouvoir entre regardeurs et regardés qui traversent l’œuvre de Frank Horvat ».
Ce dernier a disparu il y a presque deux ans déjà, le 21 octobre 2020. Depuis, les actualités autour de son œuvre s’enchaînent, portées par l’énergie de sa fille, Fiammetta. Une édition enrichie du Photo Poche qui lui est dédié vient de sortir chez Actes Sud. L’éditeur lui a consacré également une exposition, dans sa librairie arlésienne (« Corps à corps », du 4 juillet au 25 septembre). Deux autres événements sont prévus cet automne, aux Douches La Galerie (du 8 septembre au 29 octobre), à Paris, puis au Centre photographique Rouen Normandie. « Frank Horvat est mort à 92 ans. Il a connu une carrière longue et produit une œuvre diversifiée, déclare Virginie Chardin. À Tours, il nous a semblé intéressant de revenir sur ses débuts, ces quinze premières années, de 1950 à 1965, où il hésite entre reportage et photo de mode. »
Femmes de mode
Les clichés de mode ont rendu Frank Horvat célèbre. Dès la fin des années 1950, pour Jardin des modes ou pour le Vogue britannique, il promène les mannequins féminins sur l’échiquier des rues de Rome, des Halles de Paris ou des cités ouvrières du Yorkshire. Comme son ami William Klein, le photographe leur fait prendre le bus ou les attable au comptoir. Il leur donne les clés de ces espaces urbains traditionnellement régis par les hommes. Cette audace dans la mise en scène de jeunes filles rieuses, cette liberté de mouvement due à l’utilisation du Leica, ce compas des regards entre les élégantes capées de soie et leurs suiveurs formant meute constituent un vrai coup de force. Celui d’un jeune photographe « qui a affûté ses armes dans le reportage et qui en transpose les codes dans l’univers de la mode », explique Virginie Chardin.
Quelques années auparavant, Frank Horvat photographiait les mineurs dans le Borinage en Belgique et les processions religieuses au Pakistan. Il cadrait le marché aux animaux de Londres. Il payait son tribut à la picture story, multipliait les bonnes images sans forcément trouver son style. Ses meilleurs clichés étaient déjà ceux qui propulsent le corps et le regard des femmes au premier plan : ce reportage fantasmagorique sur le quartier rouge de Heera Mandi, à Lahore, où de jeunes vierges, une fois l’an, dansent devant un parterre d’hommes ; cet autre sur les coulisses du cabaret Le Sphinx à Pigalle, où les stripteaseuses, complices, rient à pleine chair face à son objectif. Frank Horvat se souviendra de cette insolence quand, quelque temps plus tard, il égayera la ville de mannequins dont le sourire gouailleur bouscule la société compassée de l’après-guerre.
Homme du monde
Frank Horvat est un vivant paradoxe. Il nourrit une admiration sans faille pour Henri Cartier-Bresson, rêve de rejoindre l’agence de photo-reporters Magnum, y parvient en 1960, mais se trouve ostracisé par ses pairs qui méprisent le chiffon. « Je crois que j’ai développé quelque chose comme mon propre style dans la photographie de mode, et je voudrais prouver – à moi-même et aux autres – que ceci aussi peut être une forme valable d’expression », plaide-t-il dans une lettre ouverte aux confrères. Cependant, rien n’y fait. Il n’est d’aucune chapelle et ne le sera jamais. Il démissionne de Magnum après quelques mois et traverse l’Atlantique. Il se fait un nom dans la mode à New York en travaillant pour Harper’s Bazaar – aux côtés de Richard Avedon et de Saul Leiter –, mais, inapaisé, rompt de nouveau les amarres. Il se lance dans un tour du monde pour le magazine Revue, basé à Munich. Entre 1962 et 1963, il dérive de Sydney à Rio de Janeiro, de New Delhi à Tokyo. De jour comme de nuit, les femmes sont souvent dans sa ligne de mire. Il produit des images rêveuses et esseulées, qui apparient l’exotisme et le voyage intérieur, le goût de l’autre et celui du retrait, conscient qu’ « il ne suffit pas d’être dépaysé pour que la photo soit dépaysante ».
Les doutes et revirements constants de Frank Horvat, sa quête « oblique » d’un rapport charnel au monde, ses bifurcations de style sont sensibles dans l’exposition de Tours. Sur les 175 tirages réunis, Virginie Chardin a choisi de produire beaucoup d’inédits, au risque d’extraire des archives des clichés que l’artiste n’a lui-même jamais sélectionnés. C’est le cas d’une bonne partie de la série prise au Sphinx. Virginie Chardin mêle tirages originaux, épreuves récentes, planches-contact, publications, et place souvent au même niveau ce qui tient du document et ce qui relève de l’œuvre. Ce défaut d’une claire hiérarchie aurait-il gêné Frank Horvat, lui qui faisait fi des règles et des frontières, qu’elles soient photographiques, stylistiques ou territoriales ? « J’ai toujours aimé passer d’un pays à l’autre, d’une langue à une autre, d’une manière de regarder à une autre », confiait-il.
Fils de parents juifs originaires d’Europe centrale, né dans une station balnéaire de l’Italie sur la côte Adriatique, aujourd’hui croate, élevé en Suisse, installé à demeure à Boulogne-Billancourt, Frank Horvat maîtrisait cinq langues, collectionnait avec passion les photos des autres et regrettait encore, à 90 ans passés, de ne pas avoir été écrivain, lui qui, sa vie durant, a tenu un journal de ses questionnements sur le métier de photographe. Sur le métier d’homme aussi. Dans son merveilleux ouvrage sur New York [Frank Horvat, Side Walk, Paris, Atelier EXB, 2020, 160 pages, 37 euros (lire The Art Newspaper Édition française de mai 2021)], ses mots donnent la pleine mesure de ses ambitions et de ses regrets : « Si la poésie est un idéal dont je n’ose pas trop parler, le mystère, qui lui est pourtant associé – comme certains dieux à certaines déesses – est un objectif que je poursuis délibérément, selon des formules qui n’ont rien de mystérieux. »
« Frank Horvat. 50-65 », 17 juin-30 octobre 2022, Jeu de Paume hors les murs, Le Château, château de Tours, 25, avenue André-Malraux, 37000 Tours.