À Montpellier, l’artiste belge élargit le champ de sa pratique sculpturale à l’informe et au dessin.
Conçue en étroite collaboration avec l’artiste, l’exposition de Berlinde De Bruyckere – la première de type monographique pour le MO.CO – se déploie sur quatre niveaux et ne rassemble pas moins d’une soixantaine d’œuvres réalisées au cours de ces vingt dernières années, dont six nouvelles pièces montrées ici pour la première fois.
C’est en 2020, dès le début de la pandémie du Covid-19, « où le besoin d’être porté et protégé était manifeste », dit-elle, que Berlinde De Bruyckere a commencé la série des Arcangelos, même si ce besoin traverse son œuvre depuis des années avec les Couvertures. Cependant, ce que l’on retiendra avant tout de cet ensemble est le retour non pas tant de la figure (les visages sont invisibles) que de la silhouette humaine, absente de ses sculptures depuis une dizaine d’années déjà. Un groupe de trois archanges solidaires ne manque pas de faire songer, de par leur posture, aux Bourgeois de Calais, de Rodin, alors que trois autres de ces silhouettes énigmatiques, disséminées dans la salle, semblent faire contrepoint avec les gigantesques tableaux muraux de la série On aurait presque dit un lis (It Almost Seemed a Lily, 2017-2019).
Ceux-ci combinent bon nombre de matériaux utilisés par l’artiste depuis ses débuts et souvent détournés de leur destination première (cire, bois, fer, textile, corde, poils d’animaux, époxy et, spécifiquement pour cet ensemble, papier peint). Ils apparaissent comme de gigantesques natures mortes dont certaines formes en drapé font écho aux silhouettes. Cette même série se complète par des dessins raffinés sur papier-calque rehaussés de poudre d’or, alors qu’une autre suite de dessins inédits, mais datant de 2017, aux titres explicites (Lis/Lily et Vagina), confère à l’ensemble de cette salle une connotation érotique. On se met dès lors à regarder différemment ces (arch) anges dont les récits bibliques (Évangile selon saint Matthieu) ont pu nous faire croire que ceux-ci étaient asexués. Leurs silhouettes dépourvues de visage et affublées de longues couvertures ne permettent pas, par ailleurs, d’en savoir beaucoup plus. Quoi qu’il en soit, les sculptures de l’artiste flamande ont, de longue date, entretenu le mystère de leur identité comme de leur facture, qu’il s’agisse d’humains, d’animaux ou de végétaux.
Outre les sculptures et les installations, l’exposition accorde une place importante à son travail sur papier – dessins, aquarelles, collages – qui permet de saisir au plus près le développement de la pensée de l’artiste, où les notions de martyre et de rédemption ont toujours occupé un rôle majeur. Le visiteur ressort de cette salle soit subjugué par la transcendance qui s’en dégage, soit déconcerté par le sentiment de désolation qui y règne.
Cet aspect est plus que jamais magnifié au troisième étage de l’exposition –qui en compte quatre, chacun doté d’une thématique, d’une ambiance et d’un environnement différents – qui s’élabore autour de trois œuvres majeures. D’emblée s’offre à nos yeux Pas de vie perdue (No Life Lost II, 2015), deux chevaux dont les corps dans une position d’étreinte équivoque débordent d’une ancienne vitrine de musée qui peine à les contenir. En contrepoint de cet ensemble compressé sur lui- même s’élève la toute récente sculpture Saint Sébastien (San Sebastian, 2022). On y retrouve la même technique du moulage en cire d’un tronc d’arbre mort et la même sensation que celle de l’arbre de la série des Cripplewood (vue au pavillon belge de la Biennale de Venise en 2013), si ce n’est que celui-ci se dresse à la verticale et opère, par son titre, une hybridation mentale entre le végétal et l’humain. Cette œuvre aussi puissante qu’énigmatique fait écho à celles de la série des Archanges évoquée plus haut.
Au mur, des superpositions de couvertures (Histoires de la cour /Courtyard Tales, 2017-2018) semblent quant à elles résonner avec les tableaux de l’étage précédent, interrogeant une nouvelle fois le statut de la sculpture, soit par l’utilisation de matériaux (ici, détériorées, elles ont perdu leur capacité de protection), soit par la façon de l’exposer.
Changement d’ambiance au sous-sol, où l’on retrouve une Berlinde De Bruyckere plus minimaliste, mais jouant toujours entre l’ambiguïté des matières et des formes. L’artiste associe pour la première fois deux ensembles différents : la série des « pauseries » de Nivelles et d’Anderlecht, 2018-2019 et une version monumentale et spatiale de Pas de vie perdue I (No Life Lost I, 2015-2016). Ces variations entre le minimalisme et l’informe démontrent le large champ prospectif de la démarche de l’artiste et sa capacité à brouiller les frontières entre les modes de représentation, qu’il s’agisse de l’humain ou de l’animal.
« Berlinde De Bruyckere, Piller / Exphrasis », jusqu’au 2 octobre 2022, MO.CO, 13, rue de la République, 34000 Montpellier
Catalogue, avec des textes de la poétesse sud-africaine Antjie Krog, coédition MO.CO. et Bernard Chauveau Édition, 160 p., 35 euros.