Chaque année à pareille époque – la rentrée des classes –, la Maison d'art Bernard Anthonioz (MABA), à Nogent-sur-Marne, propose une exposition consacrée au design graphique. L’opus 2022, concocté par deux graphistes tout juste trentenaires, Félicité Landrivon et Roxanne Maillet, déboule en ses murs comme un chien dans le jeu de quilles d’un graphisme (parfois trop) propre sur lui. La première, basée aujourd’hui à Marseille, a, dans un premier temps, beaucoup œuvré à Lyon, notamment au sein du collectif Grrrnd Zero, et produit affiches et pochettes de disques pour moult lieux culturels, groupes ou labels indépendants, éditeurs et associations. La seconde, installée à Paris, déploie, elle, sa pratique sous une multitude de formes – typographie, édition, club de lecture, tee-shirts… – et développe également un travail de recherche graphique et de diffusion autour de l’écriture inclusive et des glyphes non genrés. Toutes deux sont très investies dans les réseaux alternatifs underground et militants.
Bien qu’elles connaissent réciproquement leur travail, elles n’avaient jamais eu l’occasion de le montrer, à proprement parler, dans un centre d’art, encore moins ensemble. C’est chose faite à l’invitation de Caroline Cournède, directrice de la MABA, qui leur a donné carte blanche pour une présentation commune. Le moins que l’on puisse dire est que celle-ci est décoiffant. Le titre de l’exposition d’abord, « Freed from Designer », joyeux dévoiement du titre d’un tube de la chanteuse italienne Gala – Freed from Desire – qui, jadis, enflamma les dancefloors de la planète. Une enseigne en LED lumineux façon vendeur de kebab ensuite, accrochée sur un mur, à l’entrée, annonce sans ambages : « Design sans chichi ». On l’aura compris, Félicité Landrivon, 33 ans, et Roxane Maillet, 31 ans, prennent, en réalité, un malin plaisir à s’affranchir des normes, des dogmes et autres diktats « parfois rigides » de leur discipline. Leur source d’inspiration majeure : le quotidien. « Le vernaculaire m’influence beaucoup », dit Roxanne Maillet. « Ce qui est anonyme, amateur, vulgaire, au sens de "populaire" me stimule », renchérit Félicité Landrivon, qui ajoute : « le graphisme, somme toute, est partout autour de nous dans la vie quotidienne : sur une boîte de camembert, une étiquette de pot de confiture ou un coussin. C’est toute cette quotidienneté du graphisme que nous avons voulu montrer dans cette exposition ». D’où l’idée de transformer la MABA en un espace domestique, un « vrai » logement avec chacune de ses pièces : de l’entrée à la salle de bains, en passant par le bureau. Dans cette scénographie conçue par la designeuse Mona Chancogne, les visiteurs évoluent ainsi « comme chez eux » et, chose rare, peuvent manipuler les œuvres exhibées. Tout y est : mugs dans le vaisselier, bidons ménagers dans la cuisine, vêtements sur un portant ou sur la table à repasser, produits pour la toilette dans la salle de bains, journaux et revues sur la table basse ou dans la bibliothèque, posters sur les murs de la chambre, transats… Sauf que, à y regarder de plus près, nombre de noms de marque, par exemple, sont allègrement moqués : Basic Fist pour Basic Fit, Club Ped pour Club Med, etc. Dans le « dressing », un portant circulaire arbore quelques spécimens de la collection de tee-shirts Out of Closetque signe Roxanne Maillet, depuis 2017, dont les succulents « Monike », chevauchant l’habituelle virgule horizontale, et « Pma », sans le « u » de Puma, mais toujours surmonté d’une panthère bondissante. L’humour est de mise, mais pas seulement. « Outre le détournement de noms, explique l’autrice desdits calembours, je milite pour une meilleure représentation des genres, à commencer par le féminisme et le lesbianisme ». Ainsi, le jeu du Loto devient Lolo ; les cigarettes Lucky Strikes, Lucky Dykes ; les bonbons Pez, Lez ; la lessive Génie, Le Génie Lesbien…
Ces deux graphistes ont l’activisme dans le sang, et dans l’encre. À preuve encore : ces deux projets éditoriaux, dont elles s’occupent et que l’on peut, ici, feuilleter, voire acquérir. Félicité Landrivon, qui signe parfois sous le pseudonyme « Brigade Cynophile », a lancé en 2020 Ventoline, un fanzine musical, semestriel et participatif, accueillant exclusivement des contributions féminines, dont elle cornaque intégralement le contenu et la mise en page. Roxanne Maillet, elle, a co-fondé la revue Phylactère, dédiée, entre autres, à la performance, et dont le deuxième numéro a paru en juillet. Bref, entre les projets de commande et des objets dérivés fabriqués pour l’occasion sourd une formidable énergie, avec, comme moteur, une culture populaire, dont elles subliment à l’envi la banalité.
« Freed from designer », jusqu’au 18 décembre 2022, Maison d'art Bernard Anthonioz (MABA), 16 rue Charles VII, 94130 Nogent-sur-Marne, fondationdesartistes.fr/lieu/maba/