La 16e biennale de Lyon, qui occupe des sites aux identités très différentes, revient au macLYON, fidèle à ses habitudes, ainsi qu’au sein des espaces vacants du musée Guimet, vaisseau fantôme « lynchien » distillant son mystère aux abords du Parc de la Tête d’Or, où des œuvres d’Aurélie Pétrel, Muhannad Shono, Nina Beier et James Webb se dévoilent parmi les frondaisons flamboyantes sous une lumière de fin d’été.
Au troisième étage du macLYON domine la figure de Louise Brunet. À partir de ce personnage ayant bel et bien existé – la jeune femme prit part à la révolte des Canuts de 1834 aux côtés des ouvriers de la soie de Lyon, avant d’être envoyée à sa sortie de prison, à dix-huit ans, dans une fabrique de soie lyonnaise au Mont-Liban –, les commissaires extrapolent un propos sur la fragilité en plusieurs chapitres : « Corps fragiles », « Désirs fragiles », « Travaux fragiles », « Représentations fragiles », « Héros fragiles », « Attentes fragiles », « Peaux fragiles »… Sous le titre « Les nombreuses vies et morts de Louise Brunet », l’exposition prend pour point de départ l’existence de cette protagoniste, que l’on retrouve à cinquante ans passés dans un bar lesbien de Pigalle, à Paris. Son parcours est prétexte à évoquer celui d’êtres laissés à la marge, qui « racisés, sexualisés », qui « colonisés ou épuisés par les structures de pouvoir injustes de leur époque ». Louise devient ici le modèle du tableau Mademoiselle Rose d’Eugène Delacroix, là un artiste visuel militant des droits homosexuels à New York alors que le Sida fait rage à partir du début des années 1980. Femme mauresque (1849), de Louis Boulanger, côtoie des affiches sur l’Exposition coloniale de Lyon de 1894, une oblongue asperge éminemment sexuelle d’Hannah Levy (Untitled, 2019) voisine avec une photographie homoérotique signée Peter Hujar (Nicolas Abdallah Moufarrege, Paris, 1980). Jeremy Shaw (Towards Universal Pattern Recognition, National Day of Prayer, Houston, 1993, 2022) est exposé non loin d’une photographie de Buck Ellison (French-American, 2022), de La Promessa Sposa (2021) de Giulia Andreani ou encore d’un Bonnet de la Liberté (vers 1791), des collections du Musée d’histoire de Lyon – Gadagne.
Dressant des parallèles entre hier et aujourd’hui, la capitale des Gaules et le Liban, le parcours mêle art contemporain et pièces anciennes issues des collections des musées lyonnais, dans des rapprochements toutefois ici et là artificiels, sans réel dialogue, où le fil conducteur se perd. Délicat, l’exercice – nettement plus convaincant aux Usines Fagor –, consiste pour les commissaires à « parler de la fragilité à travers les époques, à partir d’une expérience individuelle, partant du principe que tout art a été contemporain ». L’ensemble n’en reste pas moins séduisant dans la forme comme le propos universaliste autour de cette incarnation de la résistance. « Louise Brunet est cette voix dans nos têtes qui nous dit de continuer à se battre, à résister, de ne jamais perdre espoir, quelle que soit votre fragilité, que vous soyez marginalisé en raison de vos origines, de la couleur de votre peau, de votre genre, de votre sexualité, parce que vous êtes pauvre ou né du mauvais côté de la planète, résume Sam Bardaouil. Il existe d’autres Louise Brunet, et lorsque toutes se rencontrent, la magie se produit. »
Autre volet à l’étage inférieur du macLYON, « Beyrouth et les Golden Sixties » tire l’un des fils tissés dans cette biennale entre Lyon et le Liban – pays d’origine de l’un des commissaires. L’exposition donne à voir une ville alors en pleine effervescence artistique, dans un ensemble qui égrène les noms emblématiques de l’essor du modernisme à partir de 1958 avec la crise du Liban, jusqu’au déclenchement de la guerre civile en 1975. Destination prisée du Moyen-Orient après la déclaration d’indépendance, Beyrouth attire alors le nec plus ultra des intellectuels et des artistes. Parmi les 230 œuvres de quelque 34 artistes, le regard passe d’une charmante petite toile La Montagne du Liban de la regrettée Etel Adnan et d’œuvres de Simone Fattal à des pièces de Nicolas Moufarrege et Georges Doche, noms reconnus de la scène artistique beyrouthine des années 1960, tous les deux passés par Paris. Ce panorama solaire saisit un moment crucial de la création et de l’histoire du pays. « Cette époque de liberté, de création a puisé dans des formes étrangères de la modernité ou anciennes, islamiques et préislamiques. C’est aussi une époque d’utopie politique, l’idée que l’on pouvait construire une culture commune panarabe. La guerre a sonné le coup d’arrêt de ce moment d’espoir. Aujourd’hui, le pays souffre de la corruption et des conséquences de l’explosion dévastatrice du port de la capitale. Cette exposition parle elle aussi de la fragilité de la ville de Beyrouth », explique Sam Bardaouil. Dans une des salles, des vitrines montrent des affiches d’expositions au musée Sursock. Joana Hadjithomas & Khalil Joreige ont conçu une installation multimédia poignante à partir des œuvres endommagées, depuis restaurées, dans ce même musée, lors de la déflagration en août 2020.
Le musée Guimet, l’ancien muséum d’histoire naturelle, inoccupé depuis 2007 – les collections ont été transférées au musée des Confluences – se révèle une scène idéale pour l’exposition « Un monde d’une promesse infinie ». Une vingtaine d’artistes se sont emparés de ce lieu désaffecté distillant un parfum anachronique et surréel, avec des propositions, elles, ô combien contemporaines. Dans son film Morgenstreich, Clément Cogitore saisit la magie nocturne du carnaval de Bâle, en Suisse ; le duo kennedy + swan associe réalité virtuelle et vidéo dans une réflexion sur l’intelligence dans Delphi Demons ; Young-jun Tak installe dans le sensible Wish You a Lovely Sunday deux couples de danseurs dans une église et un club gay de Berlin, confrontation improbable de la pratique religieuse et de la culture de la nuit ; Puck Verkade traite avec un humour grinçant dans sa vidéo Plague (au milieu d’un décor de frites géantes en carton !) du sentiment de solastalgie face au bouleversement climatique… du point de vue d’une mouche envisageant dans un monde parfait la disparition de cet autre animal destructeur, l’homme. Grave et loufoque à la fois. Autres pièces marquantes : l’installation à partir d’images télévisées Sofia in Clocks Strike Thirteen (2018) de Mohammad Al Faraj, le cas étonnant d’un robot nommé Sofia, devenu citoyen saoudien à l’occasion d’un congrès sur les nouvelles technologies à Ryad ; les photographies saturées de couleurs et de matières, explorant sous un nouvel angle l’image de la sensualité féminine, de Lucile Boiron, qui sème le trouble en jouant sur la fascination, autant que l’interrogation et le dégoût ; les peintures méticuleuses de Zhang Yunyao sur du feutre, à la fois empreintes de classicisme et renouvelant les possibilités du médium sur un tel support ; enfin, sous la verrière de la spectaculaire grande salle du musée, le paysage hybride d’Ugo Schiavi, Grafted Memory System, envahit l’espace avec fossiles et ossements, végétation entremêlée de câbles, écrans diffusant des images 3D d’éléments d’architecture, dans une composition dystopique qui parle autant de la fragilité de la nature que de sa résilience. Entre technologie et écologie, « un monde d’une promesse infinie » qui concentre les espoirs et les angoisses du temps présent. Comme ses incertitudes : début d’une nouvelle ère ou fin de l'humanité ?
« Manifesto of fragility », 16e Biennale de Lyon, divers lieux, 69000 Lyon.