La donation exceptionnelle des Durand-Dessert accordée au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne permet au musée stéphanois de s’enrichir d’un fonds conséquent, souvent d’œuvres de première main relatives au dernier quart du XXe siècle. Sur un total de plus de 180 pièces, une bonne moitié est actuellement exposée par l’institution.
Active de 1975 à 2004, la galerie Durand-Dessert a occupé trois lieux successifs à Paris durant ces presque trois décennies. Avec celles d’Yvon Lambert et de Daniel Templon, elle faisait partie du triumvirat le plus significatif de la scène parisienne à cette époque. Alors que les deux autres enseignes ont toujours développé un fort tropisme américain, la galerie Durand-Dessert opta pour la promotion d’artistes européens, dont naturellement les Français. Les premières expositions de Michel Verjux, Gérard Garouste, Bertrand Lavier, Yan Pei-Ming, Djamel Tatah ou Claude Rutault eurent lieu dans leur espace, où ils défendaient également François Morellet ou Michel Parmentier. Ils furent par ailleurs les premiers à introduire dans une galerie française les plus importants artistes des scènes allemandes (tels Joseph Beuys, Gerhard Richter, Ulrich Rückriem, Sigmar Polke), anglaises (David Tremlett, Barry Flanagan, John Hilliard) et italiennes, plus spécifiquement autour de l’arte povera (Luciano Fabro, Mario Merz, Alighiero Boetti, Michelangelo Pistoletto, Jannis Kounellis).
Tous sont ici représentés par des pièces historiques de premier plan. Cette donation vient soit compléter des œuvres déjà présentes au musée – d’ailleurs parfois acquises auprès de la galerie à l’époque, comme celles de Richter, formant un ensemble exceptionnel de cinq tableaux valant à lui seul le détour –, soit permet à bon nombre d’artistes cités ci-dessus d’y entrer pour la première fois.
On retrouve dans cette présentation d’envergure internationale le sceau d’une galerie du temps où il s’agissait de défendre des convictions et des postures artistiques aussi radicales que rigoureuses afin d’affirmer son identité. Liliane et Michel Durand-Dessert se sont également positionnés en explorant des terrains nouveaux grâce au décloisonnement des genres – la photographie dite plasticienne était alors en plein essor – ou en soutenant des artistes qui utilisaient des matériaux qui étaient tout sauf nobles, à l’image de ceux manipulés par les membres de l’arte povera ou de Joseph Beuys, artiste dont les installations, comme celles de Mario Merz, constituaient des performances en elles-mêmes.
Si l’on peut appréhender aujourd’hui au mieux ces créations, c’est que les Durand-Dessert ne se sont pas « contentés » de donner des œuvres, mais ils les ont accompagnées d’importantes archives, notamment photographiques, qui permettent de contextualiser cet ensemble de premier ordre. Celui-ci est encore étoffé par une collection de livres d’artistes devenus iconiques et que le couple publiait sous le label Multiplicata. Au catalogue de l’éditeur, on trouve, entre autres, Paolini, Pistoletto, Buren, Le Gac, Tremlett, Flanagan, Acconci et plusieurs Collin-Thiébaut.
Double Je
Recevoir une donation est une chose (elle sera intégralement documentée dans une publication à venir), l’exposer en est une autre. L’option prise par le commissaire, Alexandre Quoi, est de la faire dialoguer avec des œuvres de la collection du musée qui leur sont contemporaines. S’est ainsi mis en place une sorte de double jeu décliné sous des formes les plus diverses. La plus visible : des diptyques réels ou supposés (Yves Oppenheim, Michel Parmentier, les sculptures de Gérard Garouste, Bertrand Lavier, Ger Van Elk, Carel Balth), ce qui n’empêche pas des rapprochements parfois audacieux, comme celui entre Alan Charlton et Lee Ufan, ou celui, plus attendu mais probant, entre Ulrich Rückriem et Richard Nonas.
Mais une autre « règle du jeu » (pour reprendre le titre d’une des premières toiles de Gérard Garouste, datant de 1980), vient en quelque sorte se superposer à celle de la figure du double. Ainsi, chacune des neuf salles formant le circuit de l’exposition est placée sous les auspices d’une des neuf Muses de la mythologie grecque. Le parcours commence bien entendu par Clio, la Muse de l’histoire, qui associe les artistes de l’arte povera, et se termine avec Thalie, celle de la comédie, rassemblant des tenants de la Nouvelle Figuration, comme Fromanger, Monory et Rancillac (par l’intermédiaire duquel le couple Durand-Dessert s’est rencontré). Une des salles les plus énigmatiques du parcours, celle qui manifeste aussi la large ouverture d’esprit des galeristes-collectionneurs, est celle dévolue à Érato, la Muse de la poésie lyrique et chorale : Faite d’ombres et de lumière, à l’image du titre d’une pièce de John Hilliard, Je vois une lumière noire, à laquelle répond une œuvre précoce de Patrick Tosani, La femme blanche. Cette salle aux images fantomatiques fait perdre au visiteur ses semblants de certitudes, tellement le hors-champ s’impose. Ce porte-à-faux l’amène dans les dispositions idéales au cœur sombre de l’exposition, placée sous l’auspice de Melpomène, la Muse de la tragédie. S’y déploie, dans une scénographie digne des plus importants musées ethnographiques, l’exceptionnelle collection d’art précolombien du couple. Avec ses masques anthropo-zoomorphes, son bestiaire sculpté et ses visages expressifs, cette sélection de 45 pièces restitue la surprenante qualité de la civilisation olmèque, considérée comme la première des sociétés mésoaméricaines. Le double je (u) n’est pas absent de cette salle, avec un hommage à Victor Brauner, par ailleurs grand amateur et collectionneur d’art africain et dont le musée conserve un fonds conséquent. Dans ce parcours ouvert, la boucle n’est jamais close et les résonances, toujours multiples.
« Double Je. Donation Durand-Dessert et Collection MAMC+ », jusqu’au 18 septembre 2022, Musée d’art moderne et contemporain Saint-Étienne Métropole, La Terrasse, rue Fernand Léger, 42270 Saint-Étienne.
À lire :
- Double Je. Donation Durand-Dessert et Collection MAMC+, Coédition MAMC+ et Éditions Fabelio, à paraître au printemps 2023.
- Art précolombien. Collection Liliane et Michel Durand-Dessert, Coédition MAMC+ et Couleurs contemporaines, 144 p., 30 euros.