Le hasard fait parfois bien les choses : la réouverture, cet été, de l’œuvre collective et (enfin) restaurée Le Cyclop de Jean Tinguely, à Milly-la-Forêt, dans l’Essone, qui remet en outre en lumière une pièce puissante intitulée Hommage aux déportés signée de son ex-femme, l’artiste Eva Aeppli, coïncide avec une vaste rétrospective consacrée à cette dernière, Suisse également et jusqu’alors méconnue en France.
Intitulée « Le Musée sentimental d’Eva Aeppli », cette première présentation hexagonale est proposée par le Centre Pompidou-Metz. La tâche, pour les commissaires Anne Horvath, chargée de recherche et d’exposition, et Chiara Parisi, directrice de l’institution, n’a pas été de tout repos, une grande partie des œuvres étant disséminées dans des collections privées. Reste que cet opus, conséquent, séduit pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’il déploie avec force son travail, en particulier, et c’est une découverte, son œuvre cousu. Ensuite, parce que ledit travail est mis subtilement en regard avec ceux d’un grand nombre d’autres artistes, qu’il s’agisse de son « cercle proche », tels son fidèle complice Daniel Spoerri ou son amie Niki de Saint Phalle, ou de plasticiens actuels (Sarah Lucas, Goshka Macuga…), preuve d’une influence encore palpable sur la scène contemporaine. Au fil du parcours sourd un sentiment double, car l’œuvre, en un même élan, révulse et attire, dérange et fascine.
Née en 1925 à Zofingue (Suisse) et disparue à Honfleur en 2015, Eva Aeppli est une artiste atypique, distribuant d’une main ses facétieuses cartes de visite – Acrobate entre Ciel et Terre, Professeur de vie… –, mais déployant de l’autre des œuvres d’une profonde noirceur, matérialisée notamment par cette inquiétante procession de silhouettes maigrelettes en chasubles anthracite (Le Groupe de 48, 1969-1970).
Enfant, Eva Aeppli suit l’enseignement anthroposophique de l’école Steiner, à Bâle, dont son père est l’un des fondateurs. Pendant la Seconde Guerre mondiale – sa famille, très engagée, accueille des enfants juifs –, elle guette avec angoisse la progression nazie à travers l’Europe et restera profondément meurtrie par sa découverte de l’Holocauste, une expérience traumatique qui la conduira, en 1948, à séjourner dans un hôpital psychiatrique. De cette époque date son extrême sensibilité à la cruauté humaine.
À la fin des années 1940, elle rencontre Jean Tinguely, croisé jadis à l’École de design de Bâle, et l’épouse. Pour subvenir aux besoins du ménage, elle fabrique, avec la machine à coudre héritée de sa grand-mère, des poupées qu’elle vend dans les boutiques alentour. On peut admirer, sous vitrines, l’engin familial, ainsi que ses étonnantes et longilignes créations textiles. En 1952, le couple quitte la Suisse pour s’installer à Paris, entre autres, impasse Ronsin, fameuse colonie artistique du XVe arrondissement.
Dans les esquisses à l’encre ou au fusain d’Eva Aeppli, les silhouettes arborent des corps frêles aux cheveux ébouriffés et aux mains faites de longs doigts, les yeux grands ouverts, mais vides ou, tout simplement, les paupières closes. L’atmosphère est mortifère, la pose mi-clownesque, mi-spectrale, tel ce terrifiant Strip Tease (1957), série de huit dessins conduisant tout droit au néant. D’ailleurs, la mort ne cesse de rôder, à l’instar du tableau Le Tango (1963), poignée de squelettes enlaçant des danseurs en un bal macabre, métaphore de la tragédie de la guerre et des camps d’extermination.
Au milieu des années 1960, Eva Aeppli distille ces mêmes thèmes par le biais d’un médium radicalement différent : des figures textiles à taille humaine tels des pantins désarticulés, rembourrées de kapok et vêtues de soie. On les croirait échappées de ses toiles. Ainsi en est-il de la pièce L’Aube/Les Juges, composée d’une toile éponyme et de sept personnages assis. Autre installation majeure, également présentée : La Table, 13 figures aux visages grimaçants, assis autour d’une table oblongue et rejouant La Cène. Lugubre commensalité !
L’être humain, pour ne pas dire l’âme humaine, et l’universalité de la condition humaine sont ses thèmes récurrents. S’enflammant pour l’astrologie, Eva Aeppli y dégote des clés de lecture pour définir la manière dont l’homme se situe dans le cosmos. Elle s’inspire également de l’artiste spirite (et guérisseuse) Emma Kunz, qu’elle a rencontrée enfant, laquelle dessine avec son pendule sur des feuilles papier millimétré, dont certaines sont montrées. Avec Jean Tinguely, trente ans après leur séparation, Eva Aeppli conçoit une série d’œuvres à quatre mains, grinçantes – au sens propre comme au figuré – à souhait, telles Les Sorcières terrestres (1991), ici déployées en un ballet grotesque, sonore et mécanique, ambiance train fantôme.
Constituée durant plus de 50 ans, son œuvre la plus importante demeure sans doute ses Livres de vie, 15 épais « grimoires » faits main en forme d’autobiographie illustrée, dont on peut admirer quelques exemplaires, splendides, mêlant dessins, tissus, photographies et parfois même objets, tels ces dés à coudre écrabouillés. Lorsqu’en 2002, Eva Aeppli met un point final à la confection de ces Livres et renonce à toute forme de création, elle réalise par la même occasion la prophétie inscrite de manière prémonitoire dans le volume n°9 : « L’aiguille ne parlera plus. »
« Le musée sentimental d’Eva Aeppli », jusqu’au 14 novembre 2022, Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits de l’Homme, 57000 Metz.