Entrer dans le monde des farces et attrapes de Jean Painlevé (1902-1989), c’est appréhender le ver plumeux et le crabe à poil, le mollusque dansant et l’oursin sans piquants, la pieuvre épidermique et la caprelle diaphane. C’est assister, médusé, au ballet de créatures aquatiques, tantôt féroces et tantôt lascives, qui crachent leur encre ou s’abouchent sans vergogne sous la loupe de l’un des plus grands documentaristes scientifiques du XXe siècle.
Entre les années 1920 et 1970, Jean Painlevé, rapidement rejoint par son épouse, Geneviève Hamon, a réalisé plus de 200 films, distribués depuis 1930 par la société Les Documents cinématographiques. Il a fasciné des générations de spectateurs qui découvraient ses courts métrages dans les salles de cinéma, avant la projection du long, et publié ses photogrammes dans d’innombrables journaux illustrés, les populaires comme Vu ou Regard et les surréalistes comme la revue Documents de Georges Bataille, friand de ses combats terribles de crabes et de crevettes.
Avec cette première exposition monographique consacrée au grand scrutateur des « bestiaires maudits », ami de Jacques-André Boiffard et d’Eli Lotar, la commissaire Pia Viewing transforme le Jeu de Paume en un fascinant aquarium. Contemporain de Jacques-Yves Cousteau, champion lui aussi de la vulgarisation scientifique, Jean Painlevé n’a pas le pied aussi marin que le commandant. Loin de prendre le large, il vasouille dans les proches rivages, trifouille le sable et prélève des bestioles à pince ou à coquille, qu’il replace illico dans des bocaux en verre pour les filmer et en dévoiler la substantifique moelle. En noir et blanc puis, à partir du milieu des années 1950, en couleurs.
Scientifique et halluciné
Plus les images sont hallucinantes – déflagrations psychédéliques de cristaux liquides, feux d’artifice de vers spirographes, parades nuptiales des acera –, plus le ton est docte. Jean Painlevé a étudié l’anatomie et la physiologie comparées. Il est le fils unique de Paul Painlevé, président de la Chambre des députés et ministre de la Guerre dans les années 1920.
Il a beau faire l’étoile de mer sur le sable, sous l’œil hilare de son ami Alexander Calder, il n’est pas là pour rigoler. Quoi que. Dans un film sur les bernard-l’ermite échangeant leurs coquilles, il place deux cages de gardien de but dans l’aquarium avec un panneau spécifiant « la décision de l’arbitre est sans appel ». Dans un autre sur les amours bachiques des gastéropodes, il compose une chanson dont le refrain est « Grâce à nos curieux. kiki-quéquettes ; Partout c’est l’amour, partout c’est la fête ; Plus de mégère ni de phallocratie ; Finie la jalousie. » Ces clins d’œil ne sont d’ailleurs pas sans enseignements. « Le discours de Jean Painlevé est toujours anthropomorphe, explique Pia Viewing. Tout est rapporté à l’humain quand, aujourd’hui, on a pris conscience que l’homme appartient au continuum des vivants et qu’il existe des interactions perpétuelles entre les genres et les espèces. »
Au-delà de l’évidente poésie hypnotique des images, fixes ou animées, l’exposition met ainsi en lumière la manière dont on concevait les sciences et le rapport à la nature il y a peu encore. Si le parcours comprend aussi quelques films d’autres auteurs – l’extraordinaire court métrage de Jean Comandon sur la croissance des végétaux ou la fantaisie astronomique du grand illusionniste Achille-Pierre Dufour –, il révèle surtout la singularité de l’univers de Jean Painlevé. « Entre la fiction et le document, la science et l’art, le macro et le micro, l’expérience familière et la dérive onirique, il immerge le spectateur dans un espace mental indéfini, qui est à même de déstabiliser aujourd’hui encore notre sens de la réalité. »
« Jean Painlevé. Les pieds dans l’eau », jusqu'au 18 septembre 2022, Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, jardin des Tuileries, 75001 Paris.