« Non ! Il ne s'agit pas de créer de jolies petites pièces », déclare Ai Weiwei à The Art Newspaper depuis sa maison de Lisbonne. L’artiste fait référence à son œuvre monumentale en verre, La Commedia Umana - Memento Mori [The Human Comedy], l'une des plus grandes sculptures suspendues en verre de Murano jamais réalisées. Cette dernière est la pièce maîtresse d'une nouvelle exposition de 32 sculptures récentes de l'artiste dissident chinois, présentée dans la basilique du XVIe siècle sur l'île vénitienne de San Giorgio Maggiore.
Longue d'environ 6 mètres et haute de 9 mètres, la sculpture géante en verre - un lustre noir - est composée de 2 000 pièces en verre soufflé à la main : crânes humains, squelettes, organes internes, os, crabes, chauves-souris et caméras de surveillance. Elle pèse 2 700 kg, et son titre fait référence au poème épique de Dante du XIVe siècle, la Divine Comédie.
Bien que le travail sur cette sculpture ait commencé avant la pandémie de Covid-19, elle rend hommage aux nombreuses vies perdues au cours de cette période. « Le thème de l'exposition est la mort. Le lustre est composé de squelettes et d'ossements d'humains, d'animaux et d'animaux mystiques. Il s’agit également d’évoquer l'humanité, explique Ai Weiwei. La mort est toujours là, elle nous accompagne. Mais nous n'aimons pas la reconnaître - nous avons tendance à penser qu'elle n'arrive qu'aux autres ».
C'est la première fois qu'Ai Weiwei présente une exposition d'œuvres en verre, un médium pour lequel il n'est pas connu. Pour ce faire, il a collaboré trois ans durant avec l’atelier Berengo sur l'île vénitienne de Murano, où une grande partie du verre de Murano est produite depuis plusieurs siècles. Depuis trois décennies, l’atelier, dirigé par son fondateur Adriano Berengo, travaille avec des artistes du monde entier pour réaliser des projets en verre. « Ai Weiwei a toujours su subvertir et jouer avec les structures de pouvoir, cette œuvre n'est pas différente », a déclaré le maître-verrier dans un communiqué.
De premières modestes collaborations avaient été entreprises lors de visites à l’atelier du plasticien, alors en résidence surveillée à Pékin. Mais ce n'est pas la première fois que l'artiste de 64 ans travaille avec du verre. « En tant que collectionneur d'objets anciens provenant de Chine, j'ai une longue histoire avec les vieux verres », explique Ai Weiwei. L'exposition comprend son œuvre de 2009 Study of Perspective in Glass, une sculpture en verre représentant une main dont le majeur est tendu. « Le verre est un matériau fragile et précieux, explique l'artiste. Dans les tombes de la Grèce antique, on déposait des bouteilles en verre contenant les larmes versées par les vivants pour les morts. »
L'exposition comprend également Remains (2015), qui ressemble à un site archéologique et se compose de reproductions en porcelaine d'ossements humains excavés sur le site d'un camp de travail en activité sous Mao Zedong, à la fin des années 1950. « Les ossements humains appartiennent à la génération de mon père. Tant d'intellectuels exilés ont été laissés pour morts », poursuit Ai Weiwei, faisant référence à la campagne du Grand bond en avant de 1958 en Chine, qui s'est soldée par la purge de milliers d'intellectuels, dont le père de l'artiste, le célèbre poète Ai Qing.
Ailleurs dans l'exposition, la sculpture tentaculaire Glass Root montre le système racinaire de l'arbre Pequi, une espèce indigène du Brésil gravement menacée par la déforestation et des causes naturelles. Afin de produire des répliques en fonte, des sculptures en bois ont été moulées. L'œuvre revêt une importance particulière, le père d'Ai Weiwei ayant écrit un poème sur la façon dont les arbres pouvaient communiquer entre eux sous terre.
Les souvenirs de son père sont au cœur d'une autre exposition dont Ai Weiwei sera le commissaire cet automne au Southbank Centre de Londres, et qui dévoilera des œuvres créées par des prisonniers et des personnes issues du système pénitentiaire britannique. « Toutes ces œuvres m'ont permis d'essayer de comprendre comment les gens se comportent dans des espaces limités, soumis à une sanction pénale », a-t-il déclaré. L'artiste se dit très au fait du sujet, fort de ses propres expériences en matière d’incarcération. Son père a été condamné à six ans d'emprisonnement dans les années 1930. Ai Weiwei, lui-même, a été détenu secrètement pendant 81 jours par les autorités chinoises en 2011.
« J'ai rendu visite à Julian Assange, qui se trouve toujours dans la prison la plus sécurisée de Grande-Bretagne, sans autre raison que celle d'être prisonnier politique », dit-il. En juin, le cofondateur de WikiLeaks a vu son extradition du Royaume-Uni vers les États-Unis approuvée par les autorités britanniques. S'il est reconnu coupable par un tribunal américain, il pourrait être condamné à 175 ans de prison.
Ai Weiwei continue plus que jamais de présenter des œuvres politiques qui montrent la tension entre la liberté d’expression et la liberté d’action. Pour lui, un rôle crucial de l'artiste est de franchir les frontières, aussi périlleuses soient-elles : « Si je vois une frontière, la première idée est de la franchir ; d'être de l'autre côté. Alors bien sûr, c'est dangereux et cela peut faire mal. Mais, en tant qu'artiste, cela me semble le plus important : traverser cette incertitude, et dire aux gens d'être créatifs. C'est dangereux, mais nécessaire. »
« Ai Weiwei. La Commedia Umana - Memento Mori », Basilica di San Giorgio Maggiore, Venise, jusqu'au 27 novembre 2022.