Après avoir posé, à l’automne 2021, ses bobines de fil à Pantin, en Seine-Saint-Denis, le temps d’une présentation de ses tenues aux Magasins généraux, Jeanne Vicerial a déménagé sa Clinique vestimentaire à Montreuil, au troisième étage de l’anonyme tour Orion. Élire domicile au cœur d’une constellation est assez logique pour un projet qui gravite entre la mode, le costume, le numérique, l’artisanat, la recherche et les arts plastiques. Quand elle a pris possession des lieux, Jeanne Vicerial a d’abord accroché sur un pan de mur les éléments fondamentaux de sa réflexion, ce qu’elle appelle son « moodboard permanent » : des reproductions en grand format de planches anatomiques du XIXe siècle, des échantillons de ses premiers concepts textiles et, tout en bas, une longue frise schématisant l’évolution du vêtement de 1800 à 1950. Ces dessins sont extraits de sa thèse de doctorat SACRe (Sciences, arts, création, recherche) sur la conception vestimentaire sur mesure, qu’elle a soutenue en 2019. La carrière de Jeanne Vicerial n’est pas un long fil tranquille, mais le fruit d’une réflexion sans cesse remise sur le métier, sur le rapport entre le corps et le vêtement. « Au départ, j’ai suivi des études de costumière au lycée des métiers d’art de la mode et du spectacle Paul-Poiret [11e arrondissement de Paris]. J’y ai appris des techniques artisanales pour façonner un costume pour le théâtre ou le cinéma selon un corps particulier. Mais cela ne m’a pas plu. Je voulais faire de la création. J’ai alors intégré un master en design vêtement à l’École des arts décoratifs de Paris. C’était totalement différent. On travaillait cette fois sur des mannequins couture, principalement en taille 36. Nos prototypes étaient ensuite adaptés selon les trois gabarits imposés par l’industrie de la mode : S, M et L. J’étais un peu perdue. D’une pratique à l’autre, j’avais fait un bond de cent ans dans l’histoire de la mode. J’ai commencé à écrire un mémoire pour essayer de comprendre cette évolution du sur-mesure au prêt-à-porter. Jusqu’aux années 1960, c’était le vêtement qui déterminait la silhouette, avec des aberrations comme les corsets qui ont provoqué des descentes d’organes. Avec le prêt-à-porter, qui est en soi une formidable révolution l’individu disparaît et devient un consommateur. Je me suis alors rendu compte que l’on n’avait jamais autant modifié notre corps que depuis lors, à travers le tatouage, la nutrition, la chirurgie plastique... Le chirurgien est devenu le tailleur de notre époque, et la peau l’étoffe du XXIe siècle. »
LE TRICOTISSAGE
La démarche singulière de Jeanne Vicerial l’amène à fonder, après un passage chez le créateur Hussein Chalayan, son propre studio de création et de recherche baptisé « Clinique vestimentaire ». Son idée est de développer de nouveaux principes de conception textile en s’inspirant des fibres musculaires humaines. « Sous notre peau, nous possédons une structure interne fascinante. Pendant un an, j’ai tissé des muscles textiles directement avec des bobines de fils récupérés, en employant une technique que j’ai inventée : le tricotissage. Je n’utilise jamais de machine à coudre ni de tissus. Je pars d’un gabarit sur un carton avec des épingles, puis je relie les points les uns aux autres avec un unique fil. » Ses premières pièces sont ainsi composées d’un fil long de 150 km. Elles ont nécessité trois mois de labeur. Mais cette fabrication fastidieuse répond aux exigences de la designer : « Je réintroduis l’individu dans le processus de création. La confection est locale, et il n’y a aucune chute de matière. Mon approche est sociale, humaine et écologique. “Clinique vestimentaire” est un clin d’œil pour dire que l’on peut penser et panser le vêtement. C’est également une référence au manifeste Anti-fashion publié en 2015 par la Hollandaise Lidewij Edelkoort qui déclarait que l’industrie de la mode, la deuxième plus polluante au monde, était devenue malade. » Le tricotissage, sorte de seconde peau, est aussi fascinant que chronophage. Jeanne Vicerial a développé, grâce à un partenariat avec le département de mécatronique des Mines Paris, un procédé robotique breveté pour fabriquer ces vêtements sur mesure. Ce projet se poursuit aujourd’hui avec des élèves de BTS mécatronique d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). « Nous sommes en train de créer un robot avec un cadre qui permettra de produire en sept minutes ce que je mettais sept heures à faire à la main. On est dans une temporalité assez proche de l’impression 3D. »
CURIOSITÉS TEXTILES
Les expérimentations de Jeanne Vicerial passionnent peu le monde de la mode... mais intéressent des interlocuteurs comme Decathlon sur le plan technologique, et la galerie Templon pour sa dimension artistique. C’est dans le champ de l’art que Jeanne Vicerial semble avoir trouvé le lieu d’expression qui lui correspond le mieux. En 2020, elle a été pensionnaire à la Villa Médicis, à Rome. « Travailler à la Villa m’a fait énormément de bien. J’ai compris que j’étais sculptrice et que ma matière était le fil. » Ses réalisations attirent l’attention du chorégraphe Hervé Robbe qui l’invite à concevoir les tenues des quatre danseurs de son spectacle Sollicitudes. «Lors des répétitions, j’ai donné des organes vestimentaires. Chacun a choisi les éléments qui correspondaient le mieux à ce qu’il voulait exprimer. » La greffe avec le monde de la danse a pris. Jeanne Vicerial compose actuellement les costumes d’Atys, le ballet baroque de Jean-Baptiste Lully que met en scène le chorégraphe Angelin Preljocaj avec des décors signés Prune Nourry.
« Mon approche est sociale, humaine et écologique. “Clinique vestimentaire” est un clin d’œil pour dire que l’on peut penser et panser le vêtement. »Jeanne Vicerial
Le bureau-salon d’essayage de la créatrice a des allures de cabinet de curiosités. « J’adore collectionner les ossements. J’ai une bouche de requin, des phasmes. » Sur une fenêtre est collée la radiographie quasi complète d’un enfant de 8 ans. Les corps sont partout. Sur un mur est accrochée une photo d’un écorché de la chapelle Sansevero, à Naples, au système nerveux encore visible, ainsi qu’une image du fameux Christ voilé de Giuseppe Sanmartino. Plus loin repose une gisante textile. À ses côtés, des sculptures imposantes, tels des samouraïs tressés, semblent la veiller. Jeanne Vicerial les appelle des « armors », des armures anatomiques. Elles paraissent avoir trempé dans les pots de peinture noire de Pierre Soulages. Ces présences fantomatiques sont inspirées par les vêtements folkloriques d’Espagne, du Japon et d’Europe de l’Est. Différentes techniques sont utilisées : la corde, le tricotissage, le plissé façon Mariano Fortuny... « Je reprends des formes assez basiques et archaïques que l’on retrouve dans différentes cultures. Si nous ne les avions pas serrées aux poignets, nos chemises seraient des kimonos. » Dans une pièce attenante se tient une étrange créature au ventre creusé et empli de fleurs. Elle a pour modèle les figures anatomiques humaines en cire d’abeille du Florentin Clemente Susini (1754-1814). « Lui présentait ces femmes anonymes allongées, moi, je les redresse pour en faire des guerrières. » Chercheuse, artiste, couturière, Jeanne Vicerial taille son propre patron. Elle se situe entre Germaine Émilie Krebs (1903- 1993), connue sous le nom de « Madame Grès », une créatrice de haute couture qui se rêvait sculptrice, et la plasticienne japonaise Chiharu Shiota qui use de fils tissés. En mars, la galerie Templon, à Bruxelles, présentera une série de créations inédites. Jeanne Vicerial a plus d’une corde à son arc.
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cliniquevestimentaire.fr « Jeanne Vicerial », 10 mars- 23 avril 2022, galerie Templon, 13A rue Veydt, 1060 Bruxelles, Belgique, Atys de Jean-Baptiste Lully, mis en scène par Angelin Preljocaj, Grand Théâtre de Genève (27 février, 1er, 3, 6, 8 et 10 mars 2022), Opéra royal de Versailles (19, 20, 22 et 23 mars 2022), Sollicitudes d’Hervé Robbe, Théâtre de la Cité internationale à Paris (10-11 février 2022)