En 1986, Pierre Le-Tan publie Rencontres d’une vie 1945-1984. François de Ricqlès s’apprête alors à passer son diplôme de commissaire-priseur tout en faisant ses classes auprès de Raymond de Nicolaÿ. « Ce livre m’a conquis. Je l’ai adoré tout de suite. J’ai aimé son sujet, son style, son esprit et bien sûr, avant toute chose, ses dessins. J’aime son don de l’évocation. Pierre Le-Tan a imaginé le carnet retrouvé du mystérieux M.P., jeune homme, sans doute très bien de sa personne, qu’on subodore venir d’un milieu provincial et peut-être un peu simple, qui, du fait de sa sexualité, son charme, sa beauté, sa discrétion, pénètre un milieu qui fascinait Pierre et qu’il a utilisé pour scénariser ses Rencontres d’une vie. Une création totale qui lui permettait de mettre en place un puzzle sur un moment de la vie artistique et sociale dans l’immédiate après-guerre. Une création presque à la [Patrick] Modiano dont il était très proche. » Cette promenade nous plonge dans les salons où « M.P. » aurait croisé l’aristocrate anglaise lady Diana Cooper, le peintre Christian Bérard, le duc et la duchesse de Windsor, les couturiers Jacques Fath et Christian Dior, le marquis de Cuevas, directeur de ballet, le photographe Cecil Beaton, l’écrivain Philippe Julian, Jacqueline de Guitaut, directrice de Miss Dior, l’écrivain et librettiste Boris Kochno...
Dans la préface de son livre, Pierre Le-Tan brouillait pourtant les pistes : « Ce cahier, je l’ai trouvé il y a quelque temps, par hasard, à l’hôtel des ventes de la rue Drouot où tout finit par échouer. Il était passé inaperçu dans un lot d’objets hétéroclites que l’on dispersait ce jour-là et qui provenaient sans doute de la même succession. » C’est justement à l’Hôtel Drouot que François de Ricqlès croise Pierre Le-Tan à l’occasion de la dispersion des collections de Jean Subrenat, le célèbre propriétaire du restaurant La Méditerranée. Celui-ci avait cédé juste avant de mourir La Langouste de Balthus à Giovanni Agnelli, mais ses héritiers mirent en vente nombre de souvenirs laissés par les peintres et les écrivains qui avaient fait les belles heures du restaurant de la place de l’Odéon et qui passionnaient Pierre Le-Tan, dont Lucian Freud.
Rencontres d’une vie
S’il dit être devenu commissaire-priseur par un concours de circonstances, François de Ricqlès avait ressenti très tôt un intérêt certain pour les objets. Il s’était vu expert en art asiatique. Grâce à ses relations familiales, il avait côtoyé Janine Loo, la fille du galeriste Ching Tsai Loo, elle-même peintre et amatrice d’art chinois. Mais lorsqu’il souhaita qu’elle l’initie à cet art, cette dernière ne formait déjà plus de jeunes gens à La Pagode, l’hôtel particulier de la famille Loo à l’architecture incroyable située dans le 8e arrondissement de Paris, où se trouvaient leur collection ainsi que leur galerie. Janine Loo encouragea le jeune homme à frapper à la porte de Michel Beurdeley, l’expert en art d’Asie qui connaissait bien ses parents, lequel à son tour l’envoya chez Raymond de Nicolaÿ.
« Pierre Le-Tan était un extraordinaire chineur et collectionneur, un personnage d’une finesse rare. »
« En matière d’influences et de transmission, il y a eu bien sûr Raymond de Nicolaÿ, puis Jean Soustiel, le grand expert en art islamique, mais aussi fin connaisseur du marché, qui m’a beaucoup marqué et guidé, et enfin Pierre Le-Tan. Je ne peux pas dire qu’ensuite j’ai rencontré ailleurs des gens qui [ont eu] une telle influence [et] un tel niveau de connaissance de l’histoire de l’art et des histoires du goût, de l’esprit, le goût des mélanges aussi, et l’œil enfin... qualité si précieuse dans notre métier... »
Lorsqu’il croise Pierre Le-Tan pour la première fois et qu’il lui fait part de son admiration, l’artiste, très modeste, est sur la réserve. Quelques mois plus tard, ils se retrouvent à Tanger où l’un et l’autre passent une partie de leurs vacances et où ils nouent une amitié aussi solide que durable qui se tisse autour d’objets certes mais également de rencontres. « J’étais très disposé, mais il m’a ouvert à des quantités de domaines qu’il aimait. Il avait un savoir intime des objets archéologiques, de l’art égyptien, des tapis anciens, de l’art islamique, des livres, des photographies, des objets de la Haute Époque... Pierre Le-Tan était un extraordinaire chineur et collectionneur, un personnage d’une finesse rare, le tout dans une atmosphère qui devait beaucoup à Christopher Gibbs et Peter Hinwood, avec un goût incomparable pour l’accrochage et les cadres. Il a parfois choisi des cadres anciens rarissimes pour encadrer ses propres dessins et il était capable de payer plus cher un cadre qu’un dessin. Doté d’une grande ouverture d’esprit sur la vie et les choses de la vie, il avait une connaissance remarquable de l’histoire et de la petite histoire de l’art du XXe siècle. »
Parmi les personnalités que lui a fait connaître son ami, François de Ricqlès cite sans hésiter Patrick et Dominique Modiano, Hélène Rochas pour qui il a beaucoup travaillé et dont Pierre Le-Tan lui a offert un portrait dessiné Hélène Rochas en robe de Courrèges s’accoudant sur un cube de Vasarely, mais aussi et surtout Chrisitan Bérard – « Pierre en était fou, et je suis devenu l’un de ses collectionneurs grâce à lui... » Et de montrer les cimaises vides où sont généralement accrochées les œuvres de Bérard qu’il vient de prêter pour des expositions à Évian et à Monaco. Chez François de Ricqlès, les souvenirs de son ami sont légion. Il montre ici ses dessins, là un profil de faucon provenant d’une vente d’archéologie à Drouot, où ils avaient acheté tous deux, ou encore des objets acquis lors de la récente vente de la dernière collection de Pierre Le-Tan chez Sotheby’s en mars 2021.
L’amitié et la branche de corail
En feuilletant les livrets de ses meilleures ventes de l’année, que Pierre Le-Tan illustrait pour François de Ricqlès, et que celui-ci envoyait en guise de carte de vœux avant d’entrer en 2002 chez Christie’s, l’éventail des intérêts de l’un plus des plus célèbres commissaires-priseurs français est une évidence. La notoriété du « marteau » qui a convaincu Pierre Bergé de lui confier la « vente du siècle » n’est plus à faire. Son nom est indéniablement associé aux sept cent trente œuvres de la collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé ou aux pièces de Diego Giacometti de la collection Hubert de Givenchy pour lesquelles il a décroché des records mondiaux en 2017. Son rapport à ses objets relève en revanche de la sphère intime. Trait rare de l’élégance à la française, le conseiller très privé qu’il est devenu depuis son départ de Christie’s en 2019 donne l’impression d’avoir du temps – nous en doutons. Ce temps néanmoins il le prend, car chaque objet se prête au récit d’une rencontre, d’une émotion ou d’une intuition partagée avec son mari, l’artiste Karim Zeriahen. Au fond, la personne l’intéresse autant, si ce n’est plus que l’œuvre, et c’est toute la dimension poétique de son métier d’ailleurs.
François de Ricqlès n’est jamais là où on l’attend. Au lieu de son Grand Saut monumental d’Adel Abdessemed, de ses carreaux de céramique d’Iznik du XVIe siècle, âge d’or, de ses photographies de Jacques Henri Lartigue ou de sa toute dernière acquisition, une enfilade de boules vertes de Jean-Michel Othoniel suspendues au plafond de son salon, il désigne comme objet de prédilection un petit dessin offert par Pierre Le-Tan à l’occasion de ses 40 ans : « C’est un joli clin d’œil à notre passion commune pour Tanger où nous avons tant partagé. C’est aussi, très délicatement, un portrait qui célèbre mon amitié avec le père de ma filleule Nikita, mon plus vieil ami, l’auteur de la carte d’anniversaire. Et puis la branche de corail, pierre magique de la Renaissance, est, là encore, une passion de Pierre. » Toujours, le joueur au goût exquis capable d’associations inédites qui rendent chaque œuvre unique et qui n’aime rien tant que regarder l’autre.