Pendant que Louis Gauffier renaît à Montpellier, grâce à la rétrospective que lui consacre jusqu’au 2 septembre le musée Fabre [lire The Art Newspaper Édition française de juin 2022], un autre artiste inclassable, à la marge, est à l’honneur au musée Jean-Honoré Fragonard : Jean-Baptiste Mallet (1759-1835). Si ce dernier n’a pas connu la même gloire que Fragonard, enfant du pays comme lui, quiconque verra cette rétrospective saura qu’il était non seulement temps de le redécouvrir, mais aussi de le réhabiliter ! Les plus grands musées, jusque outre-Atlantique, ont eu beau multiplier les acquisitions ces cinq dernières années, Jean-Baptiste Mallet conservait une injuste et coriace réputation de petit maître anecdotique, chroniqueur microscopique d’une vie mondaine en voie de disparition, et maître incontesté d’une technique morte avec lui. Assignant le peintre au triste statut de « dernier représentant de la gouache », les impitoyables frères Goncourt encouragèrent peu les historiens d’art à s’y intéresser. Les collectionneurs n’ont pourtant cessé de l’apprécier depuis le XVIIIe siècle, et un grand nombre de ses œuvres se trouvent encore en mains privées – lesquelles les ont gracieusement prêtées le temps de cette exposition.
Peintre d'histoire…
Parmi les nombreux dessins et tableaux inédits accrochés, pour l’occasion, aux cimaises de l’hôtel de Villeneuve, il faut saluer les acquisitions récentes du musée Jean-Honoré Fragonard – telle la délicate Somnambule en provenance de la galerie Kugel (Paris) – qui viennent enrichir un fonds impressionnant d’une trentaine d’œuvres du peintre grassois, patiemment constitué grâce à la passion du couple de fondateurs Jean-François et Hélène Costa. Désormais, leurs trois filles ont à cœur de faire rayonner cette collection et de révéler par-delà la Provence les grands artistes qu’elle vit naître. L’exposition est placée sous le commissariat de Carole Blumenfeld (par ailleurs collaboratrice de notre journal).
Chaque section affronte et défait les préjugés, à commencer par celui d’un jeune artiste qui serait inculte et isolé. Or, à l’aube des années 1780, Jean-Baptiste Mallet rejoint son professeur Simon Julien, qui l’héberge rue de l’Université, à Paris. Auprès de ce maître toulonnais, il se familiarise avec la grande peinture d’histoire et rencontre ses nouveaux confrères parisiens, Martin Drolling et Pierre-Paul Prud’hon. Lié à ce dernier par une amitié indéfectible, Jean-Baptiste Mallet renouvelle à ses côtés l’allégorie déclinante et s’attache à sophistiquer l’inspira-tion néoclassique jusqu’à l’éclosion du style Empire.
En rendant pour la première fois leur titre initial à certaines œuvres méconnues, par exemple L’Hymen est sûr d’arriver au temple de la Félicité, si l’Amour, l’Estime et l’Amitié, précédés de l’Harmonie, viennent se joindre aux Génies…, l’exposition témoigne de la jubilation avec laquelle le peintre puise à la source de la poésie anacréontique, peuplant cieux, chars et trônes de putti aussi facétieux qu’affectueux.
Peu préoccupé par les honneurs d’une carrière officielle, Jean-Baptiste Mallet n’attend ni le prix de Rome ni la réception à l’Académie royale pour se perdre dans les méandres de la Ville éternelle et se nourrir de l’antique. Attentif aux découvertes pompéiennes, curieux des mystères dévoilés par la campagne d’Égypte, il en tire un luxe étourdissant de détails, qui font le sel de ses compositions. Sa précision archéologique ne bride en rien sa fantaisie. Et s’il installe Cléopâtre et Marc-Antoine dans une chambre toute pharaonique, il n’hésite pas à plonger Vénus dans une baignoire en cristal de roche née de son imagination. Aux frontières du licite, jouant de la porosité entre idéal et intime, l’artiste expose le corps nu de la déesse par un subtil effet de transparence.
Dans une audacieuse série de variations sur le thème de la Vénus Médicis, il choisit de transgresser la pudeur du modèle en l’introduisant, incarnée, dans d’opulents appartements à la mode. Ode aux arts décoratifs français, ode à la liberté. Cette Vénus d’intérieur feint de se dérober, mais défie le spectateur, dont elle soutient outrageusement le regard. Éveillée de jour comme de nuit, la femme selon Jean-Baptiste Mallet est indépendante, maîtresse d’elle-même, souveraine. Pour preuve, elle prend appui sur un siège impérial, celui-là même que Prud’hon avait dessiné pour l’usage exclusif de Marie-Louise !
À l’aune de son œuvre, ce qui pourrait n’être ailleurs qu’un caprice prend la valeur d’un manifeste, expression plastique d’un engagement sans cesse renouvelé au service de la liberté, et pas seulement de la sienne. Pendant la Révolution, alors que les peintres et leurs commanditaires fuyaient la France pour sauver, les uns leur carrière, les autres leur vie, Jean-Baptiste Mallet fait le choix risqué, sinon périlleux, de rester à Paris. La Convention exhorte-t-elle les artistes à soumettre leurs sujets à de nobles et sérieux impératifs politiques ? Il ne lui en faut pas plus pour multiplier les saynètes libertines, fourmillant d’entremetteuses et d’ingénues disparaissant sous d’ébouriffantes toilettes, d’où s’échappent ici un pied rose tendre, là un sein rose vif.
… Et maître de la gouache
L’emploi virtuose de la gouache fait frissonner les drapés à la lueur d’un feu de cheminée ou sous le ciel voilé d’un bosquet. L’artiste donne libre cours à son inclination pour la légèreté, sans céder à la frivolité ; ses images d’apparence anodine sont le miroir en creux d’une époque bouleversée et angoissée, qui conçoit l’atmosphère calfeutrée du boudoir comme la dernière issue vers l’insouciance, le plaisir, le bonheur perdus. En représentant cette jeune femme terrifiée, qui secoue en vain une sonnette pour tenter d’échapper aux assauts d’un prétendant trop agité, le peintre avertit discrètement qu’un tel refuge est illusoire, que le salon le plus agréable peut se révéler un piège redoutable. Soucieux de rasséréner sa clientèle bourgeoise afin de s’assurer un revenu confortable, Jean-Baptiste Mallet ne craint pourtant pas d’effrayer, pour les mêmes raisons, l’aristocratie parisienne, qu’il veut à tout prix dissuader de quitter la capitale, de peur de perdre ses dernières commandes. Dès 1789, il a l’idée de représenter sur un mode dramatico-poétique l’enfer de l’exil, dépeignant des familles entières déchues, hantant les ruines de l’Italie la plus décatie, parées de leurs derniers atours. Vision exaltée et nostalgique du sort des nobles opprimés ? Ou critique sensible d’une caste effondrée de longue date ?
Jean-Baptiste Mallet entretient cette ambiguïté, il résiste à toutes les tentatives de catégorisation. Son engagement politique est artistique avant d’être partisan. D’aucuns voudraient en faire un contre-révolutionnaire, prenant fait et cause pour le clergé réfractaire. Ils seraient surpris d’apprendre, en visitant l’exposition, que les messes clandestines auxquelles assiste l’artiste semblent un brin iconoclastes : à l’heure où les sans-culottes brisent les statues de saints, rois et autres idoles, le choix de faire un autel d’un socle en marbre surmonté d’une Vénus, qui n’a de Pudica que le nom, paraît plutôt cocasse, si ce n’est provocateur. Ce qui importe à Jean-Baptiste Mallet, c’est avant tout de montrer ce qui est dissimulé, ce que la société ne peut ou ne veut pas voir, les prêtres insermentés comme les prostituées. Sa fascination pour ce qui est occulté le pousse à tromper le spectateur, à déjouer continuellement les interprétations littérales.
Sous la Restauration, son attrait pour le secret est attisé par un goût exacerbé pour l’art ancien, du Moyen Âge au Siècle d’or hollandais. Embrassant la vogue troubadour sans se départir de sa passion pour l’actualité, Jean-Baptiste Mallet choisit de faire entrer celle-ci dans l’histoire. Au sommet de sa carrière, il s’attire ainsi les faveurs d’une nouvelle génération de collectionneurs, exigeants, friands d’énigmes raffinées – telle la duchesse de Berry – et pressés de fonder leur légende romanesque sur les mythes ravivés du passé.
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« La route du bonheur –Jean-Baptiste Mallet », 4 juin-2 octobre 2022, musée Jean-Honoré Fragonard, hôtel de Villeneuve, 14, rue Jean-Ossola, 06130 Grasse, usines-parfum.fragonard.com/musees/le-musee-jean-honore-fragonard