L’édition 2022 de la grand-messe annuelle de la photographie dans la cité camarguaise, qui s’est ouverte le 4 juillet avec la semaine réservée aux professionnels, a retrouvé des couleurs et son public après une édition l’an passé encore en convalescence pour cause de crise sanitaire. En une quarantaine d’expositions en ville, les 53e Rencontres de la photographie d’Arles donnent à voir un panorama assez juste du monde dans lequel nous vivons – instable, en transition, à la recherche de nouvelles voies –, non sans poser sur le passé un regard sans concession et se faire le porte-voix de combats sociétaux qui infusent le moment, plus actuels que jamais : le statut et l’image des femmes (allant de pair avec la reconnaissance des femmes photographes), la question du genre, la lutte contre le racisme et pour la préservation de la nature face à l’urgence climatique... Signe s’il en est, le calendrier des événements prévus lors de ces journées d’ouverture s’est trouvé bouleversé par de violents incendies menaçant jusqu’aux portes de la ville. L’une des expositions, qui retrace, au Palais de l’Archevêché, 160 ans de photographie à travers les collections de la Croix-Rouge s’intitule « Un monde à guérir ». Ce pourrait être le fil conducteur de ce cru 2022.
« S’emparer d’une condition, revendiquer, critiquer, s’insurger contre les normes et catégories établies... Chaque été, les Rencontres d’Arles chahutent notre regard, d’un continent à l’autre, elles nous rappellent à notre nécessité absolue d’exister », écrit Christoph Wiesner, directeur des Rencontres, dans sa préface au catalogue. Et d’ajouter ces mots du philosophe Emanuele Coccia : « C’est donc au sensible, aux images que l’homme demande un témoignage radical sur son propre être, sa propre nature ».
Parmi les temps forts, les talents émergents sont notamment de retour sur les cimaises de l’église des Frères Prêcheurs pour l’exposition du Prix Découverte Louis Roederer, sous le commissariat de Taous Dahmani, avec le soutien de la Fondation Louis Roederer et de Polka. « Les dix artistes sélectionnés ont tous en commun de partir de quelque chose qui leur est très personnel, qu’il s’agisse d’une histoire familiale ou de la réinvention d’une identité, explique la commissaire. À un moment dans leur travail, ils créent un commentaire sur notre société, notre espace politique. C’est ce processus "préphotographique" – ce qui fait naître un projet, et ce dialogue entre intériorité et extériorité qui sont exposés ici, sous le titre Photographier depuis le souffle. »
Le lauréat du Prix Découverte Louis Roederer 2022, Rahim Fortune, présenté par Sasha Wolf Projects (New York), expose un ensemble de photographies autobiographiques et intimistes qui questionnent l’identité américaine. Né en 1994 à Austin, installé à New York, il met en images le récit de son retour au Texas au chevet de son père mourant dans un projet intitulé Je ne supporte pas de te voir pleurer, à rebours des clichés sur le sud des États-Unis et la culture afro-américaine. Mika Sperling, quant à elle, a reçu le Prix du Public 2022. Née en 1990 à Norilsk (Russie), présentée par Ahoi (Lucerne, Suisse), l’artiste qui vit et travaille à Hambourg (Allemagne), associe dans Je n’ai rien fait de mal l’écriture et la photographie pour dénoncer les abus dont elle a été victime de la part de son grand-père. Olga Grotova présentée par Pushkin House (Londres) s’est vue décerner une mention spéciale du jury pour son projet Les jardins de nos grands-mères. Deux tirages réalisés avec des couleurs tirées de minéraux de l’Oural, accompagnés d’un film de 8 mm – Tante Anya dans son jardin –, et d’exemplaires du magazine Sadovodstvo (Jardinage) datant du milieu des années 1960, exposés dans une vitrine, racontent les jardins cultivés par ses aïeules à l’époque de la propagande soviétique.
Prix Women in Motion pour la photographie 2022, Babette Mangolte présente ses photographies en noir et blanc dans les espaces de l’église Sainte-Anne. Devant l’objectif de la cinéaste et photographe expérimentale, c’est tout un pan de la création new-yorkaise des années 1970 qui est documenté. « Capter le mouvement dans l’espace », tel est l’enjeu de ces images qui restituent les performances théâtrales, chorégraphiques et artistiques de figures majeures de cette scène avant-gardiste en ébullition. Les performances de Sylvia Palacios Whitman, telle Passing Through à la Sonnabend Gallery en 1976, voisinent avec Merce Cunningham s’échauffant en Avignon avant un spectacle au Palais des Papes ; Trisha Brown dont la photographe dira : « De Trisha, j’ai appris la fluidité et la vitesse » ; Lucinda Childs ; Einstein on the Beach, l’opéra culte de Robert Wilson et Philip Glass, au Théâtre Municipal d’Avignon, en 1976 ; ou encore une série de portraits de Georges Perec.
Sous les voûtes de l’église des Trinitaires, Noémie Goudal explore avec maestria, dans son exposition « Phoenix », l’interconnexion entre l’humain et le non-humain. Passés les grands formats tissant des feuillages dans des compositions de palmiers particulièrement graphiques, le chœur accueille deux écrans monumentaux se faisant quasiment face. Inhale, Exhale (2021) montre des éléments de végétation luxuriante qui émergent des eaux d’une forêt équatoriale ou s’y engouffrent, dans une illusion d’optique, un jeu entre décors de théâtre et réalité. En fond sonore, grondements de fin du monde et chants d’oiseaux contribuent à brouiller les pistes. Dans Below the Deep South, le second film (2021, collection FRAC Auvergne et KADIST), la réalité est tout aussi d’apparences. Une image se consume littéralement devant nos yeux, laissant place au vrai décor naturel photographié ou aux coulisses de l’installation partie en fumée, dont il ne subsiste que le cadre. Scénographie aboutie, puissantes images hypnotiques, réflexion sur l’histoire géologique et climatique de la planète... Un des coups de cœur de cette édition.
Le temps d’une pause au Café japonais Arles, installé dans une ancienne boucherie rue du 4 septembre, on peut découvrir les images de la jeune prodige Hinata Okazaki, née en 2002, et son exposition « Le lointain pays de Kii ». Soit un parfait préambule à la contemplation des œuvres du peintre et sculpteur coréen Lee Ufan au sein de sa fondation toute récente, à deux pas, dans un splendide hôtel particulier.
Au registre des célébrations d’artistes femmes, l’Espace Van Gogh revient sur la carrière de Lee Miller, photographe professionnelle de 1932 à 1945. Sally Mann, lauréate de la 9e édition du Prix Pictet sur le thème du feu avec sa série Blackwater, témoignait lors de la soirée au Théâtre antique, le 7 juillet, de la spécificité – et de la difficulté – de travailler dans le sud des États-Unis, loin des grandes métropoles, évoquant la mémoire terrible de l’esclavage, William Faulkner et Tennessee Williams, avant de revenir longuement sur sa pratique de la photographie de paysage.
Après avoir fait un détour par le Jardin d’été où Bruno Serralongue a disposé « Les gardiens de l’eau », une série qui documente depuis 2017 le combat des Sioux contre un projet de pipeline portant atteinte à l’intégrité de leur territoire dans le Dakota, la visite se poursuit à LUMA.
« Une avant-garde féministe » présente à La Mécanique Générale photographies et performances des années 1970 de la collection Verbund, à Vienne. L’exposition internationale s’inscrit dans l’héritage du fameux « On ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir. Un propos illustré en cinq parties thématiques, de l’exploration de la sexualité féminine à la remise en cause des diktats de la beauté et des représentations du corps, au fil de plus de 200 œuvres de 71 femmes artistes. L’œil collé sur une vulve d’Annegret Soltau ; Action pantalon : Panique génitale de Valie Export, posant armée d’une mitrailleuse, le jean découpé à l’entrejambe ; Histoire d’amour de Judy Chicago, image violente d’une arme à feu braquée sur un sexe, combinée à un passage d’Histoire d’O ; les déformations de son visage photographié, pressé sur une plaque de verre, d’Ana Mendieta ; Le Baiser de l’artiste d’ORLAN en 1977... La démonstration est sans appel : l’intime est politique. À côté, dans l’exposition « À quelle vitesse chanterons-nous », les collages de l’artiste norvégienne-nigériane Frida Orupabo donnent corps à l’histoire des femmes noires confrontées à la brutalité des représentations picturales.
Autre exposition remarquable, « James Barnor : Stories. Le portfolio 1947-1987 ». Le photographe de 93 ans, originaire du Ghana, présente la diversité de son travail au fil d’une carrière qui l’a vu documenter la vie à Accra dans les années 1950 puis s’installer à Londres. En quatre décennies, sa production pléthorique lui a fait rejoindre les rangs des grands noms de la photographie africaine. Une révélation.
Enfin, LUMA consacre à Arthur Jafa la rétrospective la plus importante de son travail à ce jour. « Live Evil » présente les multiples facettes de l’un des artistes majeurs de la scène internationale dans deux salles, La Mécanique Générale et La Grande Halle. Un éventail d’œuvres récentes et plus anciennes y démontre la maîtrise visuelle et conceptuelle de cet assembleur d’images hors pair qui élabore de longue date une réflexion sur les relations raciales, ce que signifie être Noir dans l’Amérique contemporaine, de la répression violente au suprématisme blanc. Parmi ses productions emblématiques figurent les films The White Album (2018) et akingdoncomethas (2018). Dans ce dernier, la ferveur incandescente des gospels est entremêlée d’images de coulée de lave en fusion. À moins d’être sourd et aveugle, impossible de rester indifférent. Aux Rencontres, les images engagées n’excluent pas l’émotion.
Rencontres de la photographie d’Arles, jusqu’au 25 septembre, divers lieux, 13200 Arles.