Omniprésents et totalement oubliés, les gardiens de musée voient tout, mais personne ne les remarque. Ces chevilles ouvrières se fondent à tel point dans le décor qu’elles sont devenues invisibles. Il était temps de les placer au centre de l’attention. La parole de ces sentinelles silencieuses se fait entendre dans le formidable spectacle Gardien Party de Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen, actuellement en tournée en Europe. Le metteur en scène, en collaboration avec la romancière et plasticienne, a entrepris un tour du monde des musées pour recueillir la parole des agents de surveillance. Quelques-uns, venus des États-Unis, de Suède, de Russie et de France, témoignent de leur quotidien, sur scène, face au public. Cette représentation du réel se déroule à chaque fois dans une salle d’exposition, que celle-ci soit au Mucem, à Marseille, au musée des Beaux-Arts de Rennes ou au Centre Pompidou, à Paris. « Comme le spectacle est réalisé par et avec des gardiens, il était logique de le présenter sur leur territoire, explique Mohamed El Khatib. C’est au spectateur d’opérer un déplacement. Ce dernier peut ensuite déambuler dans le bâtiment et poser un autre regard sur le personnel, voire engager la conversation avec lui. »
SUR LE TERRAIN
Ancien étudiant en sociologie, le fondateur du collectif Zirlib pratique ce qu’il appelle « la performance documentaire ». Ses livres, ses pièces ou ses films ont pour point de départ une rencontre qui se prolonge par un travail d’enquête sur le terrain. Animé par une insatiable curiosité, ce diplômé de Sciences Po escalade la politique par la face intime. Dans Moi, Corinne Dadat (2015), il associe une femme de ménage à une danseuse de ballet pour parler des corps mécanisés. Cette exploration de la classe ouvrière se poursuit avec Stadium (2017), une pièce pour laquelle il convoque sur scène cinquante-huit supporters du Racing Club de Lens. Dans C’est la vie (2017), fiction documentaire primée par l’Académie française en 2018, deux acteurs abordent le deuil de leur enfant. Le réel est la matière première de cet ancien rédacteur pour Le Monde diplomatique au Mexique. Mais à la différence d’un journaliste ou d’un universitaire, il laisse la place à l’imagination, à l’expression d’un point de vue sensible et personnel.
Mohamed El Khatib fait ainsi émerger une parole intime et critique au sein même des musées. Relégués tout en bas de l’échelle des institutions, les gardiens font aussi l’objet du mépris de certains visiteurs. Dans Gardien Party, l’un d’eux, officiant au Louvre, rapporte la remarque d’un parent à son enfant : « Tu vois, si tu ne travailles pas bien à l’école, tu finiras assis sur une chaise, comme le monsieur ou la dame. » Le spectacle a le mérite d’apporter une forme de reconnaissance à une profession méconnue et dénigrée. « On se rend compte que le musée reproduit lui aussi le poids des hiérarchies et de la domination. Le milieu culturel n’est finalement pas très éloigné de celui de l’entreprise et n’échappe pas au processus capitaliste. Dans plus de la moitié des musées, les services de nettoyage et de surveillance sont externalisés. Comment créer du lien entre les gens ? Au musée d’Art contemporain de Marseille, la femme de ménage est une permanente. Le conservateur l’accompagne dans les réserves, lui demande par exemple quelle œuvre de César elle aimerait voir remonter dans les galeries. Cette dame peut dire “c’est mon musée”. Cela change tout. » Que représente le musée pour le dramaturge ? « Si je réponds de manière honnête et spontanée, c’est un lieu de discrimination. Les musées produisent de la différence, de l’exclusion. On dit qu’ils sont faits pour tout le monde. Mais en réalité, seule une infime partie de la population les fréquente. Un musée n’est rien d’autre qu’un lieu de projection sociale de ce que la bourgeoisie considère comme beau à un moment donné. Il crée de l’entre-soi. Faut-il investir massivement dans l’éducation artistique pour que chacun en acquière les codes? Je ne pense pas que ce soit la bonne formule. Il faudrait plutôt remettre en question les missions du musée. La principale aujourd’hui est la conservation des œuvres dont on dit qu’elles sont belles. Mais on finit par dire qu’elles sont belles parce qu’elles sont conservées. » Dans son précédent spectacle, Boule à neige, créé avec l’historien Patrick Boucheron, l’artiste interrogeait l’histoire de l’art, les rapports entre le bon et le mauvais goût. « Pourquoi l’eau devient-elle de l’eau bénite ? Pourquoi un objet devient-il un objet d’art ? Les galeristes, les conservateurs, le marché sont les acteurs de la consécration et de la bénédiction. Je m’intéresse à ces opérations de sacrement. » Fidèle à ses habitudes, Mohamed El Khatib prend sa boîte à outils politico-artistique pour démonter les rouages et les ressorts d’une institution, afin d’essayer de la réparer. Pour lui, le théâtre n’a de sens que s’il a un effet transformateur sur la société. Sa vision du musée est du même ordre. Il doit être un lieu de fabrication de sens. Il aime ainsi l’approche originale du musée des Confluences, à Lyon, ou celle du musée national de l’Histoire de l’immigration, à Paris, qui croisent les disciplines et les savoirs.
L’ART POUR TOUS
N’a-t-il pas envie de passer à la pratique et de prendre le commissariat d’une exposition ? Justement, il a rendez-vous avec Stéphane Ibars, directeur artistique de la Collection Lambert, à Avignon. « En collaboration avec la Fondation Abbé-Pierre, nous inviterons dix personnes qui ne sont jamais allées dans un musée à choisir une œuvre dans les réserves. Je demanderai à chacune de venir avec un objet personnel qui lui tient à cœur pour trouver quelque chose qui y fait écho. » Intitulée pour le moment « La Vie des objets » et programmée pour l’automne 2022, cette exposition s’accompagne d’une réflexion générale sur la scénographie. Les idées fusent : installation d’une brocante dans la cour de l’hôtel de Caumont pour faire de ce lieu d’art un lieu de vie que l’on peut découvrir par accident ; instauration de parcours ludiques et sensoriels ouverts et accueillants pour sortir des classiques cartels apposés à côté des œuvres... Tout est permis. Mohamed El Khatib cite ses deux boussoles en matière d’art contemporain : les plasticiens Christian Boltanski et Sophie Calle. « Il y a une simplicité du dispositif chez eux qui rend leurs œuvres immédiatement accessibles. Une forme de générosité, une mise à nu de soi. En tant qu’artiste, c’est une invitation à accepter la fragilité, à travailler sur ses failles. Christian Boltanski a un parcours d’autodidacte qui vous fait dire que tout est possible. Quant à Sophie Calle, je me suis retrouvé dans son travail sur sa mère au moment où je perdais la mienne [son premier spectacle, Finir en beauté (2014), est un seul en scène sur la mort de sa mère]. » Talentueux un ballon au pied, ce natif de Beaugency (Loiret) aurait pu embrasser une carrière de footballeur professionnel au PSG. Une blessure en a décidé autrement. L’intérêt pour le théâtre de ce fils de Marocains est étroitement lié à son implication au sein des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Ceméa). Fondés en 1937 par la pédagogue Gisèle de Failly, qui affirmait que « tout être humain peut se transformer au cours de sa vie [lorsqu’]il en a le désir et les possibilités », les Ceméa accueillent chaque année des centaines d’adolescents au Festival d’Avignon pour des séjours de sensibilisation au théâtre et à sa pratique. C’est lors de l’un de ces stages que Mohamed El Khatib a mis pour la première fois les pieds dans un lieu d’art : la Collection Lambert, à Avignon. « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », comme le dit la citation. Dans l’agenda bien rempli du metteur en scène se profile l’ouverture, en juin 2022, d’un centre d’art au sein de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) Les Blés d’or, à Saint-Baldoph, près de Chambéry (Savoie). Un projet qui lui tient particulièrement à cœur. « Nous y avons conçu un spectacle sur la sexualité des personnes âgées. Cette fois, nous invitons des artistes à créer des œuvres in situ qui resteront sur place. Les visites guidées seront assurées par les pensionnaires. L’activité culturelle est vitale pour le bien-être de ces résidents. C’est un médicament. » Parmi les premiers artistes à investir les lieux : les cinéastes Alain Cavalier et Alice Diop, le plasticien Jérémy Gobet, le scénographe Philippe Quesne, le créateur d’installation sonore Dominique Petitgand, la photographe Yohanne Lamoulère... « Il ne s’agit pas de faire un musée d’art contemporain arty. Nous exposerons aussi des œuvres des résidents. Il y a une poésie qui est déjà présente. » L’art, c’est comme l’amour, tout est affaire de désir.
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Gardien Party de Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen, 10 septembre-16 décembre 2021, consulter les dates de la tournée sur zirlib.fr