Architecte, scénographe, photographe, enseignant, le musicien du groupe Moriarty utilise le dessin pour explorer avec méthode son rapport à l’espace et au temps. Pas besoin d’organiser une filature pour savoir que Stephan Zimmerli a ses habitudes dans ce café-restaurant parisien situé à deux pas de la place de la République. Sur les murs décrépis sont accrochés quelques dessins réalisés in situ en mars 2019 et signés « S.E.Z. » (E pour Eilert, son deuxième prénom, norvégien) : scènes de vie à l’heure du déjeuner attrapées au crayon, portraits de clients... Artiste pluridisciplinaire et enseignant, Stephan Zimmerli, 45 ans, semble ne jamais se laisser gagner par l’oisiveté. Pour dérouler la pelote de ses multiples activités, il suffit de tirer sur le fil du dessin.
ÉPURER SES IDÉES
En attendant son magret de canard, Stephan Zimmerli sort un petit carnet Moleskine. Une page, une journée. Chaque jour, un dessin. Une façon pour lui « de réordonner le chaos des idées ». Le guitariste y note une mélodie, l’architecte croque un bâtiment, l’illustrateur brosse un portrait. L’artiste emploie tantôt le crayon, tantôt le Bic, tantôt le pinceau à l’encre de Chine. La vie et les villes défilent au gré des collaborations et des projets. Ce calepin est une archive visuelle dans laquelle l’itinérant sédentarise des instants. « Je dessine depuis l’âge de 3 ou 4 ans. Mon père m’a enseigné les bases de la perspective. » Le petit Stephan s’aperçoit que quelques lignes peuvent offrir de nouveaux horizons. Il ne lâchera plus le crayon. Au collège, il noircit son agenda. L’étudiant timide et introverti creuse avec sa mine une zone personnelle et protégée. Au lycée Henri-IV, il s’attaque à la figuration. Ses camarades lui commandent des caricatures de professeurs pour leur fanzine clandestin. La direction n’apprécie guère. Du côté de sa mère et de sa famille vietnamienne, on ne jure que par la médecine, les sciences. Son père, d’origines suisse allemande et norvégienne, est architecte. Stephan mène une double vie : cours de maths en journée, dessin à la prestigieuse école Penninghen le soir. Après un bac scientifique, le jeune homme s’échappe vers l’art. Il arrive premier au concours d’entrée de l’École nationale supérieure des arts décoratifs. L’autodidacte goûte à toutes les disciplines, apprend à désapprendre, se spécialise en architecture intérieure, design et scénographie. Aux Arts déco, il croise la route d’un autre étudiant en scénographie, Marc Lainé. Ils ne se quitteront plus. Ensemble, ils fondent La Boutique obscure, « un laboratoire » pour se frotter au monde du théâtre. Stephan Zimmerli enchaîne avec l’École nationale supérieure d’architecture de Paris- Belleville, puis fréquente l’Accademia di architettura di Mendrisio, en Suisse, dirigée par Peter Zumthor, lauréat du prix Pritzker 2009. Au contact de celui-ci, il découvre une nouvelle approche de l’architecture, débarrassée de tout appendice numérique. « On nous demandait de dessiner à la main, de réaliser des maquettes avec les matériaux des futurs bâtiments pour ressentir leur présence, leur texture, leur grain. Il fallait pouvoir énoncer en une simple phrase le concept d’un édifice. Tout le monde est capable d’ajouter des couches, mais la complexité finit par s’étouffer. Atteindre le noyau d’une idée est un long processus d’écrémage. Cet essentialisme a été une révélation. » Privilégier la simplicité pour parvenir à la justesse. Un enseignement qui s’avère aussi utile en musique. Depuis 1995, le guitariste est membre du groupe Moriarty. En 2007, la formation country blues folk sort un premier album, Gee Whiz But This Is a Lonesome Town, qui rencontre le succès avec le titre Jimmy et un son singulier, acoustique et sincère. Les musiciens jouent serrés les uns contre les autres, avec un seul micro, créant une intensité et une émotion uniques. Stephan Zimmerli assure la direction artistique et documente en photos et en dessins les concerts donnés aux quatre coins du monde au fil de plus de dix années de tournées. Ce riche corpus est trié puis compilé en 2017 dans un beau livre intitulé Echoes from the Borderline, publié par leur label Air Rytmo. « La source de mon travail est d’interroger le temps et l’espace avec la main. Ma matière première est la mémoire. Comment les lieux, les situations de vie s’imprègnent-ils dans notre mémoire et ressurgissent-ils de manière aléatoire ou accidentelle ? Le dessin est une manière d’intensifier le moment présent qui brûle et disparaît, d’être hyperconscient en transformant l’immatériel en matériel. Un dessin devient comme une capsule temporelle, une sorte d’ancre que l’on peut remonter. Je fais de la scénographie et de l’architecture pour partir à la chasse aux réminiscences. »
« La source de mon travail est d’interroger le temps et l’espace avec la main. Ma matière première est la mémoire. »Stephan Zimmerli
ORGANISER SES PROJETS
Afin de structurer et ranger toutes ses aventures artistiques, Stephan Zimmerli a bâti une cartographie mnémotechnique à la façon d’un palais mental digne de l’ars memoriae antique. Pour expliquer sa méthode, il ouvre un second carnet. Sur la première double page s’étend une forme triangulaire, dont il a par ailleurs réalisé la maquette. Aux trois sommets, le son, la fiction et l’espace; au centre, les arts visuels. L’artiste positionne les projets sur lesquels il travaille sur ce plan, formant un écheveau cohérent d’activités. Ainsi, à mi-chemin entre le son et l’espace, on peut lire les lettres « SKL », le studio d’enregistrement Klein Leberau à Sainte-Marie-aux-Mines (Haut- Rhin), dont le musicien Rodolphe Burger est le directeur artistique. « Rodolphe Burger m’a appelé pour imaginer, à la manière du studiolo de la Renaissance italienne, une cabine de concentration, un lieu de réflexion intellectuelle destiné aux compositeurs. » Qui mieux qu’un architecte musicien pour concevoir un tel projet ? Le bâtiment de 25 m2 s’apparente au « ventre d’un grand instrument ». Sur la carte de Stephan Zimmerli, le studiolo côtoie un autre projet baptisé Nuage. Avec deux camarades du groupe Moriarty, il a composé la bande- son d’une installation de Leandro Erlich, une sorte de cumulonimbus captif présenté jusqu’au 16 octobre 2022 sous la coupole du fort Sainte- Agathe, sur l’île de Porquerolles (Var), dans le cadre de l’exposition « Le Songe d’Ulysse » organisée par la Fondation Carmignac – dont le directeur général, Charles Carmignac, est aussi membre de Moriarty. Stephan Zimmerli appelle « mnémotopie » cette façon de spatialiser son programme. Dans la partie fiction, on retrouve ses scénographies en cours, notamment Cartoon, un spectacle pour jeune public de Mike Kenny, mis en scène par Odile Grosset-Grange, qui reprend les codes des dessins animés américains et ses personnages cultes comme Bip Bip et Vil Coyote (tournée prévue en février-mars 2023). Stephan Zimmerli collabore également à la scénographie d’En travers de sa gorge, une nouvelle pièce de Marc Lainé, produite par la Comédie de Valence où elle sera jouée en septembre 2022. Enfin, on peut citer celle qu’il conçoit pour Hedda, une pièce d’Aurore Fattier également programmée en septembre 2022 au Théâtre de Liège, en Belgique. Depuis trois ans, Stephan Zimmerli enseigne l’architecture intérieure aux Arts déco. Il apprend à ses étudiants à acquérir une méthodologie pour équilibrer concept, contrainte physique, rationalité et poésie. Il dispose par ailleurs d’une carte blanche à l’Accademia di architettura di Mendrisio où il a développé un nouveau cours intitulé « Penser avec la main ». « Je commence par demander aux étudiants ce que la main sait faire que la machine ne sait pas, quels sont les endroits de résistance du manuel et de l’organique au milieu d’un flux de numérisation, ce qu’il nous reste après avoir délégué aux machines. » Lecteur du sociologue et philosophe Hartmut Rosa, qui critique notre aliénation au cadre temporel et l’accélération de la vie moderne, Stephan Zimmerli semble un garçon bien occupé mais pas débordé. Il lui suffit d’une feuille de papier et d’un crayon pour prolonger le présent.