Il y a tout juste deux mois, la réouverture d’Assur a été célébrée par des chants et des danses d’Irakiens en costumes traditionnels. Nombre d’entre eux avaient fui leur foyer après l’assaut de l’État islamique. Les festivités ont rappelé les processions de printemps de coutume dans la ville il y a des milliers d’années, réunissant les Assyriens d’aujourd’hui et d’autres citoyens issus de la société multiculturelle irakienne, tous passant par la porte de Tabira. Mais au moment même où Assur renaît, cette dernière doit affronter une nouvelle menace.
L’ancienne cité d’Assur a été construite sur les rives du Tigre, dans ce qui est aujourd’hui l’Irak, il y a plus de 5 000 ans. La cité était autrefois le siège du pouvoir de l’empire assyrien, qui englobait la Mésopotamie, l’Anatolie et une partie de ce qui est aujourd’hui l’Égypte, la Turquie, Israël, la Jordanie, le Liban et la Syrie. La ville était considérée comme la manifestation physique du dieu éponyme et tout-puissant qui, dans l’iconographie assyrienne, est représenté sous les traits d’un guerrier armé inscrit au centre d’un soleil ailé. Aujourd’hui, le temple d’Assur est toujours debout : une ziggourat en ruine s’élève à 26 mètres au-dessus du Tigre. Elle était autrefois deux fois plus haute, recouverte de fer et de plomb et constellée de cristaux.
La ville a été détruite deux fois : par les forces babyloniennes 600 ans avant J.-C. et en 2015, par Daech. Au centre de la cité se dresse la porte de Tabira, un monument composé de trois arches – le symbole historique de la ville –, explique Tobin Hartnell, directeur du Centre d’archéologie et du patrimoine culturel de l’Université américaine d’Irak à Sulaimani (AUIS). « La porte de Tabira est le passage unique entre le sanctuaire principal des dieux dans l’ina libbi (le cœur de la ville) et les jardins d’Ishtar (le bit akītu), la déesse de la guerre et de la fertilité », explique-t-il.
En mai 2015, Daech a diffusé une vidéo montrant ses combattants tentant de réduire la porte en poussière. Ils ont réussi à en endommager 70 % ; la plus grande partie de la structure originale est depuis devenue la proie de l’érosion due aux pluies. En 2021, Tobin Hartnell a obtenu une subvention d’urgence de 72 000 dollars (68 000 euros) de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (Aliph), ce qui a permis d’éviter l’effondrement de la porte de Tabira pendant l’hiver irakien humide de 2020. La restauration a été effectuée en coordination avec le Conseil national irakien des antiquités et du patrimoine et le ministère irakien de la Culture, et a permis de stabiliser l’arche surplombant la porte, qui a été la plus endommagée lors de l’attaque de Daech. Mais la structure reste fragile et, si elle n’est pas consolidée, elle pourrait s’écrouler.
« Nous nous concentrons sur la tâche urgente de restaurer l’arche centrale de la porte à trois arches avant que l’ensemble ne s’effondre », explique Tobin Hartnell. Grâce aux travaux de restauration d’urgence menés sous l’égide du directeur, la porte et la ville ont été joyeusement rouvertes aux visiteurs le 1er avril, jour de la célébration du nouvel an assyrien. Mais, aujourd’hui, son avenir reste en suspens.
À environ 40 kilomètres de là se trouve le site prévu pour la construction du barrage de Makhoul, un projet remontant à 2002, à l’époque du régime baasiste de Saddam Hussein. En 2003, Assur a été classé en tant que site du patrimoine mondial de l’Unesco, au moment même de l’opération militaire de la coalition dirigée par les États-Unis.
Alors que la guerre faisait rage au cours des décennies suivantes, la construction du barrage a été ajournée. Mais des sécheresses persistantes dues au changement climatique ont frappé l’Irak ces dernières années. Avec le reflux du Tigre et de l’Euphrate, qui menace l’approvisionnement en eau du pays, le barrage a été remis à l’ordre du jour.
En avril 2021, les travaux de construction ont repris. Des engins de chantier construisent les fondations du réservoir principal. Les familles locales parlent de « la malédiction du barrage de Makhoul », explique Sarah Zaaimi, chercheuse membre de l’ONG irakienne Liwan. « Tout le monde attend avec impatience la formation du nouveau gouvernement en Irak, dit-elle. Nous attendons de voir si le nouveau ministre voudra toujours poursuivre ce projet ».
La création de ce barrage menace d’inonder la ville d’Assur – la montée des eaux pourrait recouvrir plus de 200 sites du patrimoine au cœur de la civilisation assyrienne. Jusqu’à 250 000 personnes pourraient également être déplacées, selon Liwan. Khalil Aljbory, chercheur en archéologie à l’université de Tikrit, a longtemps analysé les effets sociologiques du barrage sur la région. « Les effets de la construction du barrage n’ont pas été suffisamment étudiés, et à ce jour, aucune étude d’impact social ou environnemental n’a été réalisée, déclare le chercheur dans un communiqué de Liwan. Ayant moi-même été déplacé par de précédents conflits, je crains que la construction du barrage ne provoque une deuxième vague de déplacements dans la région. »
Aujourd’hui, Khalil Aljbory, Sarah Zaaimi et d’autres professionnels du patrimoine négocient avec le gouvernement irakien pour s’assurer que ce projet ne portera pas délibérément atteinte aux monuments antiques de la région, ainsi qu’à la vie des personnes qui vivent à proximité. Mais, tout n’est pas nécessairement perdu, estime Tobin Hartnell. En fait, le barrage offre une opportunité aux défenseurs de la nature. « Si les experts irakiens et la communauté internationale conjuguent leurs efforts, la construction du barrage pourrait être le point de départ d’une nouvelle ère de préservation du patrimoine culturel en Irak, affirme-t-il. L’urgence de la tâche à accomplir exige une nouvelle technologie pour documenter ce patrimoine – en un temps record – avant qu’il ne soit perdu sous l’eau. »
Tobin Hartnell travaille actuellement à l’installation d’un nouveau système de surveillance numérique capable de calculer les niveaux de stabilité des structures, tandis que l’équipe prévoit également de documenter systématiquement les exactions de Daech contre le patrimoine irakien avant que les preuves ne disparaissent. Ce mois-ci, l’AUIS lancera une étude conjointe avec le ministère irakien de l’Environnement et le Programme des Nations unies pour le développement afin de documenter le patrimoine culturel de la vallée centrale du Tigre et d’autres zones affectées par le barrage de Makhoul. « Nous discuterons de questions cruciales à la croisée du patrimoine et du développement durable », précise Tobin Hartnell.
En tête de l’ordre du jour figure la création d’une structure temporaire, dont la construction doit commencer ce mois-ci. « Mais nous ne pensons pas qu’une solution temporaire soit utile, déclare Tobin Hartnell. En fait, cela pourrait aggraver les choses ».