Des monumentales compositions des Nymphéas du musée de l’Orangerie, que Claude Monet qualifiait dès 1915 de « grandes décorations », à L’Aiguille vue à travers la porte d’Amont, peinte par le même Monet en 1885-1886 pour orner une porte d’armoire (retaillée depuis au format d’un tableau), l’exposition « Le Décor impressionniste » s’attache au décoratif, ce sujet dit « fuyant » par les commissaires Sylvie Patry et Anne Robbins. Il aura en effet fallu près d’un siècle et demi de distance, deux décennies d’investigations et l’apport de différents chercheurs pour que puissent en être précisés les « contours » et les « enjeux ». À commencer par la constitution d’un corpus conséquent à partir d’ensembles conçus pour des commanditaires privés et aujourd’hui majoritairement démantelés : des œuvres connues pour certaines isolément et que nous sommes invités à considérer en regard de leurs contexte et destination d’origine.
Décoration et expérimentation
À la différence des Nabis, les impressionnistes n’ont pas ouvertement revendiqué le domaine des arts décoratifs et ont entretenu avec lui un rapport variable, reflet des conceptions qui s’y attachaient en leur temps. Débouché commercial accessible (par le biais des fabriques de porcelaine, d’éventails ou de stores ; pour des résidences de famille ou d’amis), moyen d’atteindre la reconnaissance officielle ou terrain propice à l’expérimentation picturale, les œuvres réunies au musée de l’Orangerie témoignent de ces motivations contrastées, qu’accompagne en parallèle l’évolution du discours critique. Méprisée au nom d’une hiérarchie de valeurs, la décoration est inscrite, et ce dès la première exposition impressionniste, au registre des reproches adressés à cet art, « le papier peint à l’état embryonnaire » étant jugé par le critique Louis Leroy comme « plus fait » qu’Impression, soleil levant.
Pourtant, à partir du début des années 1890, un revirement s’opère qui permet à Albert Aurier, dans sa défense de Paul Gauguin et du symbolisme, de condamner le tableau de chevalet, « illogique raffinement inventé pour satisfaire la fantaisie ou l’esprit commercial des civilisations décadentes », au nom de la « vraie peinture » qui est, selon lui, « décorative ». Telle est la toile de fond sur laquelle se déploie le propos de l’exposition, laquelle procède, chemin faisant, à une archéologie de l’idée des Nymphéas.
Les impressionnistes n’ont pas ouvertement revendiqué le domaine des arts décoratifs et ont entretenu avec lui un rapport variable, reflet des conceptions qui s’y attachaient en leur temps.
Citant l’« Alchimie du verbe » d’Arthur Rimbaud, elle s’ouvre sur ce qui pourrait bien apparaître comme l’emblème de ces « peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires » que le poète disait aimer : un ensemble de bouquets peints par Édouard Manet, Claude Monet, Auguste Renoir ou encore Paul Cézanne, dont on comprend à la fois ce qu’ils doivent à un intérêt partagé (par Claude Monet et Gustave Caillebotte, entre autres) pour l’horticulture et le terrain particulièrement propice qu’ils offrent à l’invention formelle, peut-être du fait même de leur caractère suranné.
Les Chrysanthèmes peints par Monet en 1897 en fournissent la preuve éclatante : entièrement occupée par les boules denses des fleurs aux pétales fins et courbés qu’épousent autant de touches, la peinture s’affirme comme une surface d’un seul tenant. La répétition du motif soumis à d’innombrables variations y imprime une trame, un rythme, une matérialité, bref invente un espace pictural inédit, plan et dynamique, engendré par la forme et la couleur et s’approchant de ce « verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens » auquel aspirait Rimbaud.
Les formats et leurs contraintes spécifiques s’avèrent de semblables occasions d’expérimenter : tant les arcs de cercle des éventails et les déroulements et séquençages qu’ils permettent que les dessus-de-porte allongés qui ont inspiré à Edgar Degas les « tableaux en long » produits à partir de 1879. Sans oublier les mises en abyme et les jeux spatiaux qu’offrent les décors de portes, pour lesquels les peintres s’ingénient à multiplier les types d’ouvertures, les symétries et les effets de pendants.
De Cézanne à Caillebotte
Un ensemble reconstitué en partie frappe tout particulièrement : les peintures réalisées par Paul Cézanne pour le grand salon de la maison familiale du Jas de Bouffan (Aix-en-Provence). Les Quatre saisons qu’il y peint à même le mur au début des années 1860 inaugurent, pour le récent vingtenaire et dans une tradition toute classique (il les signe ironiquement « Ingres »), un décor disparate en sujets et en styles traduisant les différentes étapes qui lui ont peu à peu permis de définir les siens propres. Il explore les scènes bibliques et le genre du portrait dans une gamme sombre et avec les touches épaisses que lui a inspirées Gustave Courbet, mais aussi le paysage, dont l’approche évolue à mesure que ses séjours parisiens le mettent au contact des débats artistiques. La figure du baigneur y fait son apparition, annonçant, encore dans la lignée de Courbet, l’importance prise par le nu dans l’œuvre de maturité de l’artiste. Ces peintures murales en reflètent, dans leurs phases distinctes d’élaboration, les expérimentations et aspirations radicales. Les voir ainsi à leurs prémices et ancrées dans le décor quotidien est une expérience des plus instructives.
Comme à plusieurs reprises à Paris depuis l’automne 2021 – dans les expositions « Enfin le cinéma ! » au musée d’Orsay et « Marcel Proust, un roman parisien » au musée Carnavalet –, la présence d’œuvres de Gustave Caillebotte confirme la singularité de ses choix picturaux. Les scènes des bords de l’Yerres illustrent par leur cadrage une recherche de dynamisme qu’accentuent les déplacements de points de vue d’une peinture à l’autre et la création d’étonnants points de fuite. Sur une surface unifiée par la gamme chromatique, et au demeurant emplie par le fourmillement des touches rendant les feuilles ou l’étalement de celles qui traduisent la fluidité de l’eau, des trouées lumineuses placées haut guident l’œil dans le plan et la profondeur. On suit une ligne qu’indiquent ici les canotiers ou que contredit là un plongeur s’élançant en sens inverse. Avec eux, ce sont le monde des loisirs et la vie moderne qui s’affichent aux murs des demeures, murs devenus écrans, comme percés.
Sur les portes que Caillebotte peint pour la salle à manger de sa maison au Petit-Gennevilliers, c’est la nature tropicale, sous serre et proliférante, qui envahit les espaces feutrés et policés, comme la projection d’un imaginaire résolument libre. C’est lui que l’on suit, en définitive, dans le cadre en partie contraint des décors conçus par les impressionnistes, lui qui permet aussi bien, selon les registres évoqués par Renoir, de « mettre un peu de gaieté sur un mur » et de « transformer des murs entiers en Olympe ».
« Le Décor impressionniste. Aux sources des Nymphéas », 2 mars-11 juillet 2022, musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, place de la Concorde, 75001 Paris, musee-orangerie.fr