Pour la peintre et commissaire d’exposition Amel Ben Attia, le constat est sans appel. Les arts visuels, et singulièrement la peinture, restent les enfants pauvres du pays. Et l’artiste d’énumérer les nombreux handicaps qui entravent l’épanouissement de ce secteur : « Peu de visibilité sur place par rapport aux autres pays du Maghreb, un manque de moyens pour se produire et progresser, un déficit en infrastructures artistiques et un enseignement très académique. » Si les étudiants lui paraissent parfaitement outillés sur le plan théorique et esthétique, le manque de pratique lui semble flagrant. Mohamed-Ali Berhouma, enseignant-chercheur à l’Institut supérieur des beaux-arts de Nabeul (Isban), lui emboîte le pas et regrette l’exiguïté d’une scène qui pâtit d’une insuffisance de galeries et d’un « marché pas toujours très riche ni varié ».
PEINDRE CONTRE LA PROLIFÉRATION DES IMAGES
Embrasser la carrière de peintre constitue dès lors un acte de résistance assumé. Paradoxalement, ces difficultés endémiques accroissent la détermination des artistes qui, selon Mohamed-Ali Berhouma, « se prennent en main et agissent en autoentrepreneurs ». Alors que leurs confrères marocains peinent souvent à jouir d’une visibilité internationale, les peintres tunisiens sont reconnus au-delà de leurs frontières. En témoignent l’exposition « À cœur ouvert » de Slimen El Kamel qui s’est tenue à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris, du 4 février au 6 mars 2022, et celle en cours de Thameur Mejri, « Jusqu’à ce que s’effondrent mes veines (États d’urgence) », au musée d’Art contemporain (MAC) de Lyon jusqu’au 10 juillet 2022. Alors que leurs univers respectifs semblent aux antipodes, ces deux artistes qui enseignent l’un et l’autre à l’Isban partagent un même regard critique concernant la prolifération des images et l’uniformisation qui en découle. Sans doute les années de dictature et de propagande télévisuelle ont-elles aiguisé le regard corrosif qu’ils portent sur leur société. De nombreuses œuvres de Slimen El Kamel, dont la peinture, empreinte d’un réalisme magique, peut rappeler parfois celle de Marc Chagall, abordent le motif du boîtier télévisuel, que l’artiste transfère ou sérigraphie sur la toile, quand il ne le brode pas. Tout en se demandant s’il ne serait pas plus intéressant « de raconter le monde plutôt que de l’informer », le peintre, qui puise son inspiration dans les contes et légendes populaires entendus dans son enfance, n’en continue pas moins de critiquer la fabrication stéréotypée des images. Plus atomisée, se construisant sur de violents aplats de couleur bleue ou rouge, la peinture de Thameur Mejri joue des variations d’échelles et de la juxtaposition de pictogrammes ou d’objets aussi hétéroclites qu’un couteau de boucher, un poste de télévision et un crâne de squelette, selon une logique de l’association libre qui n’est pas sans évoquer le zapping télévisuel. La scénographie de l’exposition que propose actuellement le MAC Lyon, sous la houlette de Salma Tuqan et Matthieu Lelièvre, saturée de sons industriels et de heavy metal, alternant montages vidéo, toiles et dessins apposés sur un grillage, constitue une savante mise en abyme d’un univers pulvérisé que l’artiste rattache souvent à la pensée d’un Michel Foucault ou d’un Giorgio Agamben. « Le dispositif de l’exposition, commente Thameur Mejri, est foucaldien. Il invite à réfléchir aux différents outils de domination. »
RÉSISTER EN PEINTURE
Sans être toujours politique, la peinture contemporaine en Tunisie n’hésite pas à affronter des problématiques sociétales, interrogeant aussi bien la place de l’individu-citoyen que celle de la religion. « Peindre, c’est l’acte de résistance par excellence », explique Amel Ben Attia, dont les premières œuvres abordaient l’iconographie chrétienne, et qui alla jusqu’à questionner l’interdit moral de représenter des nus lors de ses études aux Beaux- Arts. Elle se souvient avoir fait scandale dans une exposition collective à la galerie Mille Feuilles, à Tunis, en 2008, en réalisant une fresque homosexuelle qu’elle assimile, aujourd’hui encore, à « un acte de délinquance pictural ».
Plus assagies peut-être, la peinture d’Atef Maatallah et celle de Mohamed Ben Slama s’en prennent néanmoins aux symboles politiques et religieux qui continuent de façonner leur pays. Ayant d’abord nourri ses toiles de son expérience carcérale, le premier, passé maître dans l’art du dessin à la mine de plomb, aime confronter les difficultés de la vie quotidienne à l’héroïsme d’un passé antique, qu’il représente par des mosaïques ou de vastes ensembles architecturaux. Plus allégorique, le travail de Mohamed Ben Slama brille par le regard corrosif qu’il porte sur la société. D’une tonalité fantastique, la peinture de l’artiste convoque souvent un bestiaire à l’étrangeté inquiétante, côtoyant des êtres humains en voie de désagrégation. Engagement et distance humoristique font ici bon ménage et témoignent d’une vitalité débordante d’imagination !