Pour le Pavillon suisse de la 59e Biennale de Venise, vous avez choisi de collaborer pour la première fois avec un autre artiste, Alexandre Babel, qui est percussionniste. Pourquoi avoir choisi un musicien ?
J’ai pensé ce projet comme un statement qui réponde à ce que j’ai envie de dire de l’art d’aujourd’hui et de ce qu’il peut nous apporter. Dès le début, je me suis concentrée sur l’instant où les gens vont sortir du Pavillon. Je voulais que cette sensation soit exactement celle d’un spectateur quittant un concert : vous savez, lorsque le cœur bat plus fort et que la tête est encore pleine de lumière et de musique. Pour que le parcours de l’exposition prépare à ce moment, il me fallait un artiste qui ait le sens du tempo, du timing. J’ai sollicité Alexandre Babel, un percussionniste actif à Berlin et à Genève, qui utilise toutes sortes de matériaux, souvent très basiques, pour produire des sons. Son mode créatif correspond tout à fait au mien. Je suis beaucoup dans des gestes qui se reconnaissent visuellement, et lui, dans des gestes qui se reconnaissent acoustiquement.
Vous avez aussi invité le commissaire d’exposition italien Francesco Stocchi. Quel rôle tient-il dans ce projet ?
La Fondation Pro Helvetia, qui gère le Pavillon suisse, a demandé aux artistes de nommer un commissaire pour les épauler. J’ai pensé à Francesco Stocchi, avec qui j’avais travaillé à la Fondazione Memmo, à Rome, et qui est conservateur au Museum Boijmans Van Beuningen, à Rotterdam. Dans une autre vie, il a été DJ de dub. C’est quelqu’un qui allie une solide culture musicale à une très grande connaissance de l’art contemporain, notamment conceptuel, des années 1960-1970.
Dans vos pièces, l’intérêt pour la musique n’est pas immédiatement flagrant. Quelle importance tient-elle dans votre travail ?
Elle est essentielle. Depuis le début de ma carrière, j’utilise un vocabulaire musical quand je réfléchis à une exposition : je partitionne l’espace, je pense en termes de temporalités, d’harmonie et de tonalités globales. Ces mots, qui ne sont pas ceux de ma pratique, me semblent les plus appropriés pour décrire le parcours dans une salle d’exposition. Plus concrètement, en 2009, pour « Les Sanglots longs » à la Kunsthalle Fridericianum, à Cassel, j’avais commandé à une compositrice une pièce dodécaphonique au piano basée sur les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU relatives au conflit israélo-palestinien. Elle avait composé une partition qui devait durer tant que les affrontements continueraient. J’ai aussi travaillé avec des fanfares, souvent inclus des instruments de musique dans mes installations, et donné des titres de chanson à certaines de mes pièces.
« L’artiste n’est pas un être exceptionnel, juste un révélateur de quelque chose que chacun peut ressentir et faire. »Latifa Echakhch
Cette fois, votre rapport au son occupe beaucoup de place. La musique a-t-elle changé votre manière de travailler ?
Elle n’a pas bouleversé ma manière de faire, mais elle a réveillé une tout autre conscience de ma pratique visuelle. J’ai approché le Pavillon à la façon d’une musicienne. J’ai pris des cours de chant, de piano et de solfège. J’ai pratiqué plusieurs instruments pour comprendre ce qu’est une onde vibratoire, ce qu’est la résonance dans l’espace, ses conséquences dans mon corps, dans mes yeux et dans mes projections mentales. Le catalogue qui accompagne l’exposition représente l’aboutissement de deux ans de recherche et de réflexions personnelles sur le sujet. J’ai convoqué des musiciens, des musicologues et des philosophes. Il y a des textes de François J. Bonnet, directeur du Groupe de recherches musicales de l’Institut national de l’audiovisuel, du musicologue américain Jonathan Sterne, du compositeur Alvin Curran, de Salomé Voegelin, qui est très attachée aux questions postcoloniales et aux gender studies dans la musique, ou encore de Juliette Volcler, pour qui le son est aussi une arme.
Vous utilisez souvent les mots « parcours » et « paysage » pour décrire vos installations. Comment est composée celle du Pavillon suisse à Venise ?
En trois temps : l’exposition, la musique et le catalogue. Le visiteur entamera un parcours rythmé par de grandes sculptures en bois inspirées des feux rituels, comme ceux de la Saint-Jean, qui ponctuent les cycles des saisons et de la vie. Arrivé dans la salle principale, il aura une expérience musicale... mais sans son. Car ce projet touche à l’essence même de la musique, à ses fondamentaux, à son ossature, au système nerveux sonore. Qu’est-ce que le rythme fait à notre corps ? Comment la musique modifie-t-elle notre perception du temps ? Comment agit-elle d’un point de vue spatial? Tout cela en partant du principe que ce ne sont pas les notes qui font la musique, mais l’espace qui les sépare. La musique viendra plus tard, gravée sur un disque vinyle ou disponible en téléchargement, permettant au visiteur de poursuivre cette expérience différemment. Faisant alors appel à ce qu’il a vu, ressenti, il recomposera, comme après un concert, des séquences dans sa tête en combinant les fragments du passé.
D’ailleurs, vos installations font souvent appel aux souvenirs. Et la musique est en cela un puissant embrayeur de mémoire.
Plusieurs textes du catalogue abordent ce sujet. Comment reconnaît-on un son, une tonalité juste ? C’est parce qu’ils sont déjà inscrits dans nos mémoires. J’ai beaucoup utilisé les écrits du neurologue Eric Kandel, qui a travaillé sur les cellules d’espace, ainsi que les travaux de Carlo Ventura sur les cell melodies. Ce principe vaut aussi pour les arts visuels. Si l’on reconnaît une forme, une couleur, une matérialité, c’est sans doute parce qu’on les a déjà vécues. Le travail de l’artiste consiste à révéler ce terrain commun entre le public et lui, à réveiller ces traces enfouies dans les souvenirs des visiteurs.
Depuis toujours, vos installations incluent des objets et des images qui peuvent résonner chez le visiteur, comme une manière de lui faire prendre conscience qu’il peut aussi être un artiste. Cela rappelle le concept de « sculpture sociale » de Joseph Beuys. En quoi cette implication vous semble-t-elle importante ?
Dans mes expositions, les gens doivent se dire : je vois l’œuvre, je la comprends et je peux faire la même chose. J’utilise ces mécanismes pour pouvoir ensuite les appliquer à n’importe quel autre sentiment que j’ai envie d’exprimer. Contrairement à Beuys, qui s’imposait comme une figure au-dessus de la mêlée, je m’efface au maximum pour me concentrer sur ce que je veux donner. L’artiste n’est pas un être exceptionnel, juste un révélateur de quelque chose que chacun peut ressentir et faire.
À travers vos œuvres, souvent empreintes d’une certaine nostalgie, vous prouvez que l’on peut raconter l’état catastrophique du monde de manière poétique et symbolique. Mais jusqu’à quand ?
J’avais défini le projet du Pavillon suisse à la fin de l’année 2019, donc avant la pandémie, les incendies qui ont ravagé l’Australie et la guerre en Ukraine. À chaque nouvel événement, je me demandais si l’exposition tenait bon face à de tels cataclysmes. Il y a toujours une approche assez catastrophiste et chaotique dans mon travail. Si je montre des fresques qui partent en morceaux, c’est dans une forme de catharsis, presque de mélancolie, pour tenter d’aller jusqu’au point limite où l’on peut encore croire en l’humanité. Mon but est de pousser ces espoirs dans leurs ultimes retranchements afin de leur donner leur pleine puissance. L’exposition telle qu’elle est là, au regard de la guerre actuelle, donne l’impression d’un monde parallèle où subsisterait cette forme de beauté de l’être- ensemble. Le concert, c’est l’idée de partager un même son et un même événement avec les autres. Quand je regarde le Pavillon aujourd’hui, il me paraît plutôt bien résister au chaos du monde. Je le trouve très émouvant.
« The Concert », Pavillon suisse, Biennale de Venise, 23 avril- 27 novembre 2022