Le Greco a-t-il été le premier cubiste ? Picasso a-t-il été le dernier maître ancien ? Telles sont les questions que peuvent se poser les visiteurs de la nouvelle exposition réunissant les deux artistes et présentée au Kunstmuseum de Bâle. « Picasso-El Greco » montre l’influence du peintre grec établi en Espagne sur son admirateur espagnol installé en France. Doménikos Theotokópoulos (1541-1614), qui signait souvent ses tableaux « El Greco », a suivi une formation de peintre d’icônes dans sa Crète natale, un centre alors de l’art byzantin et une colonie de la République de Venise. Après une escale dans la Sérénissime et un début de carrière contrarié dans la Rome pontificale, il se rend en Espagne et s’installe dans la ville de Tolède après avoir échoué à impressionner le roi d’Espagne Philippe II par son approche extravagante de la peinture religieuse.
S’il a connu le succès de son vivant en tant qu’artiste engagé, le Greco a été presque oublié peu après sa mort, et il faudra attendre un groupe d’artistes et d’écrivains français au XIXe siècle, notamment Édouard Manet et Paul Cézanne, pour le redécouvrir et le promouvoir en tant qu’annonciateur de l’art moderne. C’est cette idéalisation française du Greco qui a fait son chemin jusqu’à l’Espagne du jeune Pablo Picasso (1881-1973), dont la période bleue reprend les figures allongées et la palette sombre du maître ancien.
L’exposition propose une trentaine de dialogues entre les œuvres des deux artistes, suivant en grande partie la chronologie de l’œuvre de Picasso. Pour la Période bleue, L’Adoration du nom de Jésus (vers 1577-1979) est associée à Évocation (L’enterrement de Casagemas) de Picasso, une huile sur toile de 1901 ayant pour thème le suicide de son ami, l’artiste catalan Carlos Casagemas. Idéalement, Évocation aurait dû être exposée à côté de l’œuvre qui l’a directement inspirée, L’enterrement du comte d’Orgaz, monumental tableau du Greco datant des années 1580, mais il est conservé, sans pouvoir voyager, en l’église de Santo Tomé à Tolède. Les deux œuvres du maître ancien jouent des débordements stylistiques, et chacune d’entre elles, comme le fait Picasso dans Évocation, oppose des lignes de forces vers le haut du tableau et vers le bas.
La dette précoce de Picasso à l’égard du Greco a longtemps été reconnue, mais certains ont également considéré que son intérêt pour le maître ancien a ensuite cédé la place à d’autres influences, notamment à celle de l’art ibérique préclassique, qui lui ont permis de passer de la période bleue et rose à sa révolution cubiste, pour s’estomper complètement dans les dernières décennies de son œuvre. Carmen Giménez, commissaire générale de l’exposition, soutient que le Greco n’était pas seulement un coup de foudre de jeunesse, mais un engagement de toute une vie. « Le Greco a été le premier amour de Picasso, dit-elle. Et un premier amour garde toujours une certaine fraîcheur ».
Le clou de l’exposition est la salle faisant dialoguer des représentations très expressives de saints par le Greco et des œuvres cubistes de premier plan, à l’exemple de Saint Paul (vers 1585), prêté par une collection privée, associé à L’Aficionado (1912) de Bâle, une œuvre clé du cubisme analytique.
Les portraits très peu conventionnels du Greco ont exercé un attrait particulier sur les premiers modernistes, et la dernière section de l’exposition associe celui d’un homme de la maison de Leiva (vers 1580-1585) du Greco, dont le regard direct est encore un peu choquant, à un dessin de Picasso de 1967, Le mousquetaire, qui rend hommage à ses maîtres anciens préférés, et qui porte le sous-titre Domenico Theotocopulos van Rijn da Silva, en l’honneur du Greco, de Rembrandt et de Velázquez. Le cubisme a peut-être bouleversé des siècles d’art occidental, mais l’exposition de Bâle soutient que la rupture de Picasso avec la tradition était en fait une continuation sous d’autres formes.
L'exposition de Bâle soutient que la rupture de Picasso avec la tradition était en fait une continuation sous d'autres formes
Au même moment, à Londres, une petite exposition à la National Gallery se concentre sur l’influence de Jean-Auguste-Dominique Ingres sur Picasso. Ce dernier a passé la dernière partie de sa carrière à revisiter de manière obsessionnelle quelques œuvres d’Eugène Delacroix et de Vélasquez, mais l’une de ses rencontres les plus réussies avec un chef-d’œuvre antérieur a eu lieu en 1932, avec Femme au livre, un portrait captivant de sa jeune maîtresse, Marie- Thérèse Walter, directement inspiré de la somptueuse Madame Moitessier, un portrait du Second Empire réalisé par Ingres en 1856.
Les portraits très peu conventionnels de Greco ont exercé un attrait particulier sur les premiers modernistes
Picasso avait vu ce tableau, aujourd’hui l’une des œuvres emblématiques de la National Gallery de Londres, lors d’une exposition au début des années 1920, et son obsession a porté ses fruits une décennie plus tard dans ce portrait de Marie-Thérèse Walter, aujourd’hui au Norton Simon Museum de Pasadena (Californie, États-Unis). L’exposition londonienne – qui sera ensuite présentée au Norton Simon Museum – réunit ces deux œuvres pour la première fois et s’associe à celle de Bâle pour faire de Picasso le continuateur de l’histoire de l’art plutôt que l’éternel promoteur du modernisme.
« Picasso-El Greco », jusqu’au 25 septembre, Kunstmuseum Basel, St. Alban-Graben 16, Bâle, Suisse, kunstmuseumbasel.ch
« Picasso Ingres : Face to Face », jusqu’au 9 octobre, National Gallery, Londres, Trafalgar Square, Londres, www.nationalgallery.org.uk