Écrire un livre autour de la figure du poète beat Allen Ginsberg (1926-1997), c’est se consacrer à un moment précis de l’histoire des États-Unis et de la Nouvelle Gauche américaine. Un moment qui s’incarne notamment dans un objet singulier : le magnétophone. En 1965, le jeune Bob Dylan (né en 1941) offre à Allen Ginsberg la somme de 600 dollars pour l’achat d’un enregistreur portatif Uher des plus modernes. Quand, à la fin de l’année, l’auteur entreprend un road trip dans l’Amérique profonde, il emporte son Uher et compose une partie des poèmes de La Chute de l’Amérique (1972), critique du déclin de l’Occident et de sa politique de la machine. La bande magnétique devient pour Ginsberg un carnet de notes, dont il comprend bientôt les spécificités. Lui permettant de capter les inflexions et le rythme de sa voix, elle laisse aussi l’espace sonore (souffle du vent, autoradio, bruits extérieurs, etc.) pénétrer l’espace poétique. Bien que l’enregistrement devienne une œuvre en soi, Ginsberg choisit cependant la forme imprimée pour publier La Chute de l’Amérique dans lequel l’environnement sonore est finalement traduit en mots. Il a pressenti les limites et les menaces intrinsèques de cette méthode, qui fait intervenir une technologie de la surveillance, partie prenante du « régime de contrôle médiatique » qu’il combat.
Afin de décrypter, parmi des heures d’enregistrement, la confirmation de l’engagement des auteurs contre l’État américain, les services secrets recrutent des poètes et critiques diplômés de Yale.
Mise sur écoute
Or, dans une convergence troublante, Allen Ginsberg, comme d’autres écrivains proches de la Nouvelle Gauche (William S. Burroughs, bien sûr, mais aussi Amiri Baraka et Ed Sanders), a été placé sur écoute par le FBI et la CIA, dans le cadre de la lutte contre le communisme. Afin de décrypter, parmi des heures innombrables d’enregistrement, la confirmation de l’engagement de ces auteurs contre l’État américain et sa politique, les services secrets recrutent des poètes et critiques diplômés de Yale, formés à une compréhension polysémique des écrits littéraires, qui jettent « les bases méthodologiques des recherches sonores et textuelles » de ces mêmes services. Toutefois, la bande magnétique, dont le traitement est à raison jugé chronophage, sera aussi mise en échec par le FBI et la CIA au profit d’une méthode nouvelle et sans nuances : la fabrication de preuves. Face au retour au texte imprimé chez Allen Ginsberg et à l’abandon de l’écoute par le contre-espionnage, William S. Burroughs, quant à lui, suggère une voie peut-être plus radicale encore : « Enregistrez les cris des cochons baveux dans une auge des aboiements de chiens […] voyez ce que les animaux ont à dire et voyez comment ils réagissent au playback d’une bande traitée. »