Après trois ans, c’est la Biennale des grands retours et des recommencements, mais aussi le reflet vibrant d’un monde en transition, frappé par la crise sanitaire et le surgissement de la guerre dans le paysage occidental. Un monde marqué également avec force, et sans incantations, par la place des femmes. L’éléphante monumentale de Katharina Fritsch, qui accueille les visiteurs à l’entrée du Pavillon international des Giardini, pourrait incarner cette vision d’un univers fragile et menacé, dans lequel les règnes se mêlent et les corps s’hybrident.
Commissaire indépendante d’origine italienne, directrice artistique du programme de la High Line, à New York, depuis 2011, et du Pavillon italien de la Biennale en 2017, Cecilia Alemani, chargée de cette nouvelle édition, a conçu une double exposition à partir de recherches conséquentes sur le surréalisme – probablement consolidées par le report de la Biennale dû à la crise sanitaire. C’est là, plus encore qu’en matière de jeune création, que se font les découvertes les plus frappantes. « Le Lait des rêves » emprunte son titre à celui d’un livre pour enfants de Leonora Carrington, dans lequel des créatures étranges évoluent dans un monde où tout est possible. Cette coloration historique, avec également un certain nombre d’œuvres d’art brut, rappelle de précédentes éditions de la Biennale, notamment « Le Palais encyclopédique », dont le commissariat était assuré par Massimiliano Gioni en 2013, et « Viva Arte Viva » par Christine Macel, en 2015. Les objets liés à l’artisanat, à la terre et au textile sont légion ainsi que les œuvres issues du monde extraoccidental, en particulier du continent africain et de Haïti – la présence asiatique étant bien moins approfondie. Enfin, la peinture est omniprésente, le plus souvent figurative, excellente ou inégale, et bien plus rarement abstraite.
DES GIARDINI...
Au Pavillon international des Giardini et à l’Arsenal, huit capsules temporelles offrent de petites expositions dans l’exposition. Ces salles présentent la tentative d’une réécriture de l’histoire de l’art par les femmes et par l’analyse de plusieurs expositions ayant fait date, comme « La Matérialisation du langage » en 1978, à Venise, ou « Arte Programmata. Arte cinetica. Opere moltiplicate. Opera aperta » de Bruno Munari, présentée en 1962 par Olivetti dans la galerie de Vittorio Emanuele, à Milan. Les destins singuliers de ces artistes, racontés dans des notices fouillées, surprennent par les trajectoires géographiques et personnelles qui se dessinent, et qui éclairent notre monde contemporain, sans rien asséner de ses nouvelles réalités.
Aux Giardini, il faut se laisser porter, de la représentation des corps en métamorphose à leur dissolution dans une forme d’abstraction ou dans le monde numérique. Trois capsules historiques recèlent des trésors, comme « The Witch’s Cradle » (« Le Berceau de la sorcière », qui doit son titre à Maya Deren), dans laquelle la femme fatale et la femme-enfant deviennent des femmes-arbres. Les figures de Dorothea Tanning, de Leonora Carrington ou de Léona Delcourt – plus connue sous le nom de Nadja dans le texte d’André Breton – voisinent avec d’autres artistes moins célèbres mais non moins passionnantes, telles l’Égyptienne Amy Nimr, formée en Angleterre et plus tard installée à Paris, ou l’Espagnole Remedios Varo qui fut la compagne de Benjamin Péret avant de fuir Paris pour le Mexique devant la montée du nazisme. Plusieurs d’entre elles sont exposées en même temps à la Collection Peggy Guggenheim, à quelques pas de là, dans une belle exposition : « Surrealism and Magic. Enchanted Modernity » (« Surréalisme et magie. Modernité enchantée », jusqu’au 26 septembre 2022). L’extraordinaire tête de Mina Loy, auteure d’un « Manifeste féministe » écrit entre 1914 et 1919, est l’une des plus puissantes œuvres d’un espace intitulé « Le Corps en orbite ». On y découvre aussi les poupées et les peintures mi-femme, mi-chat de la Danoise Ovartaci (nom qu’elle traduisait par « chef lunatique »), née Louis Marcussen. Une dernière capsule historique évoque un regard renouvelé sur les rapports de l’art à la technologie au début des années 1960, avec des œuvres de Dadamaino, Laura Grisi ou encore Nanda Vigo.
Comme des reflets contemporains de ces figures historiques, plusieurs salles offrent des dialogues stimulants, par exemple ceux entre les corps mutants d’Andra Ursuta et les œuvres de Rosemarie Trockel, monochromes de laine colorée. Dans « Le Lait des rêves », les vidéos sont rares mais convaincantes, ce qui souligne, s’il le fallait, que la peinture s’accorde bien au cinéma. C’est le cas de l’hypnotique création de Nan Goldin, Sirens : des images de Henri-Georges Clouzot, Federico Fellini, Kenneth Anger et Andy Warhol se succèdent, en hommage à Donyale Luna, la première mannequin noire, disparue à la suite d’une overdose. À travers le superbe ensemble d’Amy Sillman, disposé en demi-cercle selon le dispositif des panoramas ou des théâtres de lanterne magique, la peinture prend à nouveau des accents cinématographiques. Et les formes s’esquissent magnifiquement entre abstraction et figuration. Charline von Heyl, Jacqueline Humphries et Christina Quarles témoignent aussi de cette vitalité d’une peinture américaine contemporaine dans laquelle le corps est partout, à la fois démembré, en lambeaux, mais toujours puissant.
… À L’ARSENAL
D’un bout à l’autre de l’Arsenal, la femme terrienne se fait monstre, puis cyborg, avant de revenir à la terre avec Precious Okoyomon. Un parcours clair, mais dont l’accrochage pêche par sa trop grande densité (le défi posé par un tel espace relève souvent, lors de chaque édition de la Biennale, d’une mission impossible). Resurrection, la femme monumentale de Simone Leigh qui en souligne l’entrée, est bien moins polysémique que celle des Giardini, en dépit des très belles collographies de Belkis Ayón qui l’entourent – Simone Leigh a été récompensée par un Lion d’or.
Plusieurs artistes issues du continent africain, et plus largement du monde extraoccidental, dont les œuvres avaient été repérées ces dernières années
dans des événements internationaux, ont aujourd’hui atteint une grande notoriété. Par leur présence à l’Arsenal, Portia Zvavahera et Kudzanai-Violet Hwami, qui ont respectivement représenté le Zimbabwe à la Biennale de Venise en 2013 et en 2019, ou encore Cecilia Vicuña, qui était présente à la documenta 14 de Cassel en 2017 et qui vient de recevoir un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière, sont le signe que l’histoire de l’art fait son chemin au fil des années.
Parmi les œuvres picturales les plus abstraites, les grandes peintures de la Thaïlandaise Pinaree Sanpitak se distinguent grâce à leurs formes éthérées de vases d’offrandes aux couleurs intenses, qui semblent laquées. Non loin de là, le regard se perd dans l’œuvre textile de la jeune Sud-Africaine Igshaan Adams, sur laquelle sont brodés des perles, des coquillages et des morceaux de plastique, comme un paysage intérieur dans un monde industriel. L’un des ensembles les plus remarquables est celui d’Ali Cherri, qui a reçu le Lion d’argent : il s’agit d’une vidéo sur une briqueterie au Soudan ainsi que quelques dessins et trois sculptures qui rappellent celles de l’Orient ancien. Il manie avec virtuosité nos mythes fondateurs, les enjeux les plus brûlants du monde actuel, et simplement l’image de la création.
Moins surprenantes que celles des Giardini, les capsules historiques de l’Arsenal regorgent cependant de trésors tout aussi réjouissants. Ainsi en est-il des photographies et des reconstitutions de costumes créés par les danseurs allemands Lavinia Schulz et Walter Holdt pour leurs spectacles dans les années 1920, qui disent les transformations de nos corps en cyborgs. Des œuvres de qualité moindre se succèdent par la suite, au détriment d’ensembles que l’on aurait aimé voir développés sur de plus grands espaces. En dépit de cela, « Le Lait des rêves » devrait marquer de nouveaux jalons dans la vision que nous avons de l’histoire et de nos êtres qui s’éparpillent.
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« Biennale de Venise. Le Lait des rêves », 23 avril-27 novembre 2022, Giardini et Arsenal, Venise, Italie, labiennale.org