Pour Lucas Arruda, la peinture est une question de visions intérieures et de fréquences de la lumière. Le titre de l’exposition, « Assum Preto », en témoigne directement : ces mots sont empruntés à une chanson populaire brésilienne de Luiz Gonzaga, que lui chantait son père quand il était enfant. C’est l’histoire d’un merle dont le chant devient d’autant plus beau qu’il est en train de perdre la vue. L’exposition donne un magnifique aperçu de ses recherches picturales à travers trois séries d’œuvres, des scènes de jungle, des marines et des monochromes ainsi qu’une installation lumineuse. Lucas Arruda est peintre, il l’a toujours été, y compris pendant ses années de formation, alors que cette pratique était assez peu en vogue dans les écoles d’art. Et c’est précisément la peinture qui informe l’ensemble de ses recherches. Au premier regard, il s’agit de paysages, qui infusent même les monochromes de leur absence de narration. Ces tableaux appartiennent à une série au long cours intitulée Deserto-Modelo, des mots empruntés cette fois à un poème de Joao Cabral de Melo Neto, en référence à un espace déserté plus qu’à des paysages de sable et d’oasis : il s’agit surtout de paysages métaphysiques.
Lucas Arruda entretient un lien étroit avec la nature : « Il est pour moi très important de marcher dans la jungle où je possède une maison. D’ailleurs, un jour, je me suis même perdu pendant une nuit entière. C’était vraiment effrayant, un peu comme dans un film d’horreur, mais j’ai pourtant beaucoup aimé ces sensations de l’eau qui monte, du ciel qui disparaît derrière les arbres. Et puis je fais du surf, j’attends les vagues en regardant le ciel. C’est très important pour moi de vivre les choses. » Toutefois, ses images sont toujours des scènes d’imagination, comme la traduction de sensations de la nature. Sur l’une des jungles peintes, quelques mots sont d’ailleurs inscrits, extraits d’une autre chanson : ils parlent du curupira, une créature mythique du folklore brésilien, un esprit de la forêt entre les fées d’Afrique et le roi des Aulnes raconté par Johann Wolfgang von Goethe, un personnage double, protecteur et maléfique, qui avance avec les pieds tournés vers l’arrière et qui rend fous ceux qui le croisent. C’est cet esprit-là que Lucas Arruda montre dans ses toiles : « J’aime le mystère de ces lieux où tout peut arriver, cet état d’esprit, un état du sauvage. » Et c’est cette ligne invisible entre deux mondes, à la recherche de laquelle il semble en permanence lancé dans son œuvre.
UNE FENÊTRE SUR LE MONDE
On pense évidemment, en voyant ses images, aux peintres du sublime, aux marines de Joseph Mallord William Turner, qui se dissolvent dans l’abstraction, ou aux ciels de John Constable. Lucas Arruda évoque également volontiers la peinture tonale de l’école de Barbizon, de Camille Corot, de Théodore Rousseau ou de Charles-François Daubigny, « ces paysages aux lignes horizontales qui n’existent pas au Brésil ». Les vibrations de la lumière pourraient aussi faire penser aux recherches des impressionnistes. Mais à la différence de tous ceux-là, Lucas Arruda ne peint pas en plein air. Il travaille dans la lumière électrique de son atelier, toujours de mémoire. Et jamais un personnage ne peuple ses vues d’esprit. « Ma peinture n’est jamais illusionniste. Il s’agit de lieux avec lesquels j’ai une connexion très précise, dans un moment vertical, mais cela pourrait être n’importe où. Il y a là comme une volonté de préservation », dit-il. De la nature ou de son enfance ? « Les deux effectivement… Je me situe assez loin de Turner, car je peins comme quelqu’un qui a déjà vécu la modernité. Ce que je montre, c’est seulement de la peinture, comme une fenêtre sur le monde. » Peut-être son œuvre parle-t-elle plus du temps que de l’espace.
Parmi ses sources d’inspiration, la modernité brésilienne joue également un rôle essentiel, notamment Alfredo Volpi, que l’on considère comme l’un des inspirateurs de l’art concret brésilien. Il passe de la figuration à l’abstraction d’une manière qui peut évoquer la tension entre ces deux extrêmes en jeu dans l’œuvre de Lucas Arruda. Il se passionne aussi pour des artistes tels Armando Reverón ou le naïf José Bezerra : « Il y a quelque chose de tropical dans les lumières très fortes qui sont dans leurs tableaux. Moi, je peins dans des couleurs tonales, qui sont comme les couleurs de la mémoire, des couleurs qui ne crient pas. Au MASP [Museu de arte de São Paulo], il y a un tableau de [Jean Siméon] Chardin que j’adore. Et puis des œuvres de Giorgio Morandi que je regarde énormément. Comme Alfredo Volpi, qui est également d’origine italienne, il y a chez lui des références à la fresque. C’est un peu dans cet esprit de dépouillement que j’ai peint la même église pendant deux ans. »
DE PURES ATMOSPHÈRES COLORÉES
À travers ses séries, Lucas Arruda travaille avant tout la lumière, une lumière qui, comme celles d’Alfredo Volpi, vient de sous la peinture. Dans ses jungles et ses marines, il couvre d’abord ses toiles de blanc, puis de couches de couleur qui disent des atmosphères, des bruns, des gris, des violets somptueux, et jamais de blancs qui ne font pas venir la lumière et rendent les teintes tristes. Puis il griffe la peinture, comme s’il dessinait, à la façon d’un calligraphe. Un tableau ne peut pas être réalisé en plus d’un jour ou deux, car la peinture sèche vite. Son geste rapide et obsessionnel pourrait évoquer une sorte de manie. Les jungles sont construites autour des lignes verticales de la pluie et des arbres. Les marines sont tout en horizontales, sans que l’on distingue toujours bien la limite entre le ciel et l’eau. On a l’impression d’une plongée dans la matière comme dans la mémoire. Quant aux monochromes, ils sont plutôt faits de recouvrements successifs de peinture par la peinture : « Je les peins sur des toiles teintées, et c’est cette couleur qui me guide. Ces tableaux peuvent, au contraire des autres, se prolonger sur des mois entiers, le temps que la peinture sèche. On aperçoit parfois la toile en réserve, comme de la terre. Ce sont de pures atmosphères colorées, des murs de lumière. Il y a là quelque chose de plus mécanique et de plus conceptuel. »
En général, Lucas Arruda ne montre jamais autant de jungles à la fois, seulement une parmi des monochromes. C’est une expérience, comme un jeu avec le temps, avec différents temps dans un même lieu. Et puis deux autres œuvres, un peu à part, complètent l’exposition. La première est une grande pièce abstraite avec des formes géométriques aux accents ésotériques. On pense notamment aux recherches de Hilma Af Klint et à des dessins d’alchimistes. Alors que le regard s’appesantit sur la toile, des symboles apparaissent, de la pluie, du soleil, des nuages, d’une montagne peut-être. Lucas Arruda y travaille depuis trois ans et la montre pour la première fois dans son mystère, comme si la toile lui tirait le tarot. Ce sont peut-être des idéogrammes qui puisent dans des solutions plastiques venues des arts populaires, mélancoliques et utopiques.
La dernière œuvre est une installation lumineuse, une sorte de pure hallucination. Un spot de lumière éclaire un rectangle blanc peint sur un mur blanc. Quand on le fixe, le regard se perd. On songe à Mark Rothko et à James Turrell, mais les images qui précèdent, et qui persistent dans nos mémoires, font plutôt penser à d’autres sensations de paysages. Ce n’est pas seulement une sensation colorée, mais la matérialité de la lumière qui se manifeste, comme celle de la peinture, comme on imaginerait se jeter dans les nuages duveteux que l’on aperçoit par les hublots d’un avion en plein ciel.
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« Lucas Arruda. Assum Preto », 9 avril-22 mai 2022, David Zwirner, 108, rue Vieille-du-Temple, 75003 Paris.