Le jour de notre rendez-vous, nous nous sommes d’abord installées dans la petite impasse où est située la galerie Allen. Et puis il s’est mis à pleuvoir, et c’est à l’abri du porche de l’immeuble voisin, devant un étrange cédratier aux « mains de Bouddha », que nous avons poursuivi notre conversation, à la fois concentrée et entrecoupée d’éclats de rire. La vie de Jacqueline de Jong est une traversée de l’histoire de l’art depuis le début des années 1960, entre Paris et Amsterdam. Elle est aujourd’hui entourée de jeunes commissaires d’exposition et artistes qui se passionnent pour son travail : en 2021, elle a exposé au WIELS, à Bruxelles ; en 2020, à Treize, à Paris ; en 2019, au Stedelijk Museum, à Amsterdam ; en 2018, aux Abattoirs, à Toulouse… « Depuis quelques années, il y a même plusieurs générations de ces jeunes ! », s’amuse-t-elle. Et pourtant, elle se méfie de ces « redécouvertes » faites par les historiens d’art. Pourquoi au fond ne pas parler de découvertes pour une nouvelle génération ? Et de citer sa participation à la Biennale de Paris à l’âge de 22 ans.
DE BERNARD BUFFET AU SITUATIONNISME
Jacqueline de Jong est née à Amsterdam dans une famille juive réfugiée en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses parents étaient des amateurs et collectionneurs d’art. La demeure familiale était fréquentée par de nombreux artistes comme Helena Vieira da Silva et Árpád Szenes. « Parmi les tableaux qui étaient accrochés aux murs de la maison, il y avait des toiles de Kurt Schwitters, de Nicolas de Staël… et même un Bernard Buffet des premières années que j’aimais beaucoup et qu’ils ont vendu pour acheter… un Jean Dubuffet ! » La jeune fille se destine à être actrice, mais après un séjour à Paris passé à travailler chez Christian Dior, elle prend le chemin du Stedelijk Museum, à Amsterdam, où elle est accueillie par un conservateur et ami de sa famille, Willem Sanders. Chaïm Soutine et Rembrandt deviennent ses maîtres, et c’est alors qu’elle commence à peindre. Formée en histoire de l’art et en archéologie, elle se présente comme autodidacte en peinture. Son apprentissage se poursuit à Paris dans l’atelier de gravure de Stanley William Hayter, qui l’a introduite auprès de la scène artistique parisienne : « Je connaissais les gravures de Francisco de Goya et de Rembrandt, mais je ne voulais pas me plier à ce que Hayter nous apprenait. Par exemple, je ne souhaitais faire de gravure qu’en noir et blanc. C’était un lieu où passaient de nombreux artistes comme Tristan Tzara ou Man Ray. À l’époque, j’étais la compagne d’Asger Jorn, nous avions beaucoup d’amis artistes. »
Alors qu’elle travaille au Stedelijk Museum, elle rencontre le groupe allemand SPUR, qui l’entraîne dans la mouvance situationniste. Ensemble, de révolutions en prises de positions, ils en sont renvoyés. Jacqueline de Jong crée la revue d’avant-garde The Situationist Times, qui l’occupe entre 1962 et 1967, en parallèle de ses activités de peintre. Ce sont précisément à ces numéros devenus très rares qu’une jeune génération de commissaires d’exposition a commencé à s’intéresser il y a quelques années. Qu’est-ce qui fait si bien écho, dans ces publications, à notre monde contemporain ? « Je ne sais pas vraiment, probablement le principe de licence ouverte qui est devenu très fréquent. Peut-être aussi la présence d’images en grand nombre dans ces publications, comme on le faisait à cette période », répond-elle. Pendant Mai 68, elle crée des affiches. Ses tableaux de ces années-là résonnent avec les œuvres de CoBrA, avec une peinture très gestuelle, qui prend également la forme d’hommages au pop art dans la série La Vie privée des cosmonautes. Jacqueline de Jong est une artiste qui regarde les autres artistes. D’ailleurs, aujourd’hui encore, elle collectionne.
JEUX EN TENSION
La galerie Allen a choisi de montrer un ensemble d’œuvres issues de sa série Billiards, peinte entre 1976 et 1979 – dont plusieurs très grands formats avaient été exposés à Toulouse lors de sa rétrospective en 2018-2019. Elle les a réalisées à partir de photos de cafés parisiens assidûment fréquentés, peu après une série consacrée aux flippers – les œuvres présentées à Treize en 2020-2021 sous le titre « Same Players Shoot Again ». Ces deux séries ont en commun une très forte charge érotique, portée par la tension du jeu, les cadrages resserrés qui mettent le visiteur et observateur dans la position d’un voyeur, et surtout de nombreux jeux de mots et de formes. Et l’on y sent le goût du hasard, celui des surréalistes et de Stéphane Mallarmé.
Dans cette tension créée par l’atmosphère du jeu, il y a une dimension très cinématographique, pas au sens où ces images seraient porteuses d’une narration, mais à travers les cadres et les gros plans. On y verrait aussi volontiers une sorte de contre-histoire de l’art ou bien son commentaire irrévérencieux par une femme qui semble avoir toujours eu envie de s’amuser. Dans ces toiles d’un réalisme surprenant après ses grandes peintures gestuelles des séries Accidental Paintings (1964) et Suicidal Paintings (1965), il ne faut pas voir un quelconque « retour à l’ordre » d’après Mai 68, comme certains de ses camarades peintres en ont eu l’expérience. C’est plutôt un jeu de massacre du bon goût et un ironique commentaire de l’histoire de l’art. D’ailleurs Jacqueline de Jong aime couper les têtes – rares sont les personnages entiers dans ses images.
Les échos sont nombreux à ce premier Bernard Buffet présent dans sa famille, mais aussi aux amis comme Jacques Monory, qui a peint les séries noires et les polars, Erró ou Peter Klasen, l’un de ses proches. On pourrait imaginer que les joueurs de cartes de Georges de La Tour se sont emparés de queues de billard minutieusement peintes. Ce petit pot de fleurs, qu’elle considère comme un peu grotesque, devient son modèle de nature morte, telle une vanité renaissante d’un genre nouveau. Dans ces compositions si sages en apparence, la tentation de l’abstraction pointe ici et là, dans ces fonds verts, mais aussi dans les motifs du carrelage de ces cafés des années 1970, toujours les mêmes – et où l’on reconnaît peut-être une touche inspirée des Nicolas de Staël de son enfance. Le paquet de Gitanes qui flotte sur un fond bleu ciel au-dessus de deux mains tendues l’une vers l’autre – ou plutôt réunies par une autre queue de billard –, c’est un peu sa chapelle Sixtine ! Et cette étendue sombre qui évoque, comme elle le raconte, l’ardoise sous le feutre des tables de billard pourrait être… son Carré noir !
Par la suite, les Chroniques d’Amsterdam associent des images et des textes dans des boîtes en forme de valise, peut-être à l’image de sa vision du monde, toujours en mouvement. Une maison dans le Bourbonnais lui a permis de prendre racine, sans doute un peu plus qu’auparavant. Dans ce jardin, elle fait pousser des pommes de terre, qu’elle a photographiées, peintes et sculptées. Elle en a aussi fabriqué des bijoux. On aimerait que son œuvre soit à nouveau montrée dans son ensemble, pourquoi pas dans un grand musée parisien. Quand nous sommes retournées dans la galerie, il ne pleuvait plus.
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« Some Billiards 1976-1979 – Jacqueline de Jong », 2 avril-22 mai 2022, galerie Allen, 6, passage Sainte-Avoye, 75003 Paris.