À la galerie Marian Goodman, à Paris, Julie Mehretu expose un ensemble de peintures et de gravures inédites, au son d’un poème écrit pour elle par son amie poète Robin Coste Lewis, dont une œuvre visuelle achève l’exposition.
Pour commencer, pourriez-vous nous dire quelques mots du titre de la série Among the Multitude que vous exposez ?
Je me suis inspirée de différentes sources. La récente pandémie a souligné qu’il y avait une certaine connectivité entre nous, humains. Mais elle a aussi mis en lumière l’environnement très toxique dans lequel nous vivons aux États-Unis et en Europe, avec le Brexit, des frontières strictes et un projet occidental très protectionniste… Ces œuvres ont été faites pendant cette période. Et les images floutées qui sont contenues dans les peintures proviennent des médias internationaux parus à cette époque-là. Le titre Among the Multitude fait penser à la multitude comme un concept, une construction de la nationalité, du nationalisme, de la fausseté de ces concepts. Il se réfère aussi bien sûr au peuple, dans l’Ancien Testament, le peuple libéré par Moïse, une conception étendue de ce que nous sommes.
Les titres sont toujours très importants dans vos œuvres. Écrivez-vous ?
J’ai un peu écrit. Je prends différentes notes, par exemple les « Notes sur la peinture » que j’ai réunies et remises à jour récemment. Et puis j’ai également écrit sur d’autres artistes, sur David Hammons et Marilyn Nance, il y a peu. Mais je ne me considère évidemment pas comme une écrivaine, surtout en présence de Robin Coste Lewis, qui est pour moi l’une des plus grandes poètes de notre temps. La structure du poème qu’elle lit dans l’exposition, comme celle de son livre Voyage of the Sable Venus, est vraiment remarquable.
Dans vos peintures, les images floutées dégagent différentes tonalités. Faites-vous un lien entre le contenu des images et l’atmosphère de vos peintures ?
Oui, il s’agit d’une expérience ressentie. Ce n’est pas tant que je veux me remémorer ces images : il y en a certaines dont je me souviens parfaitement et d’autres qui deviennent très abstraites. Je ne souhaite jamais donner leurs sources exactement. Pour cette exposition, je me contente de dire qu’il s’agit d’images de la pandémie. Chacune a une couleur que je ne change pas. Il m’est arrivé de fusionner deux images. Mais il est surtout question de créer ce sens viscéral de ce qui peut être suggéré. Récemment, je suis allée marcher avec ma famille en Utah. Il y avait d’immenses arches creusées dans un des canyons où nous nous sommes rendus, c’était un peu comme une expérience religieuse. La façon dont la roche évolue m’a beaucoup rappelé l’effet de flou dans mes peintures, la manière dont les images se forment. On ne sent pas seulement le temps physique, mais aussi le temps social.
« C’est dans l’abstraction que je trouve des voies pour explorer de nouvelles possibilités. Et c’est dans cet espace, dans ce “flou”, que je veux travailler. »Julie Mehretu
Cela crée un effet cinématographique : une image comme une ombre fantomatique
Oui, bien sûr, des images fantômes, des images floutées, des images queer… Et toujours regarder en oblique… Toutes les peintures interagissent entre elles dans une grande chorégraphie, mais il y a un caractère unique pour chacune, un mélange dense et singulier de symboles, de différents protagonistes, d’animaux…
Les peintures exposées au sous sol, avec ces « marques » que vous tracez à leur surface, peuvent faire penser aux grottes ornées de la préhistoire. Au moment où je suis entrée dans la salle, la voix de Robin Coste Lewis, lisant « Intimacy », parlait justement de milliards d’années.
Oui, c’est une question d’échelle, de relativité, de temps, de constructions, de fragilité… avec l’idée de montrer à quel point il y a souvent bien plus de fluidité dans le temps que ce que l’on imagine. L’histoire de mes « marques », c’est l’histoire de la peinture… On pourrait remplir un dictionnaire de ces formes du langage visuel. Et j’ai une façon de jouer avec cela, comme n’importe quelle peintre : en un sens, il n’y a rien qui n’ait été peint, tout est dans la manière dont les choses sont assemblées. On peut voir toutes sortes de références, un doigt de Philip Guston ou les mains négatives des grottes préhistoriques. Et ce spectre de marques, ce spectre de l’émergence du temps et de ce que l’on peut en faire, permet la naissance de néologismes visuels, de nouveaux langages et vocabulaires dont on a besoin.
Vous dites souvent que, dans vos tableaux, vous « fondez » les images et les data dans la peinture. Comment procédez-vous ?
Je floute les images sur Photoshop, je les pixellise délicatement jusqu’au moment où le regard ne peut plus faire le point, où la caméra ne sait plus où se fixer. Ce n’est pas seulement un détail, mais l’intégralité de l’image – parfois, je fais une sélection mais c’est rare. Ensuite, je travaille dans mon atelier avec mon collaborateur Damien Young, qui traduit ces images floutées sur la surface de la peinture, et je commence à travailler très librement. Je ne sais pas ce qui va se passer. Je ne choisis pas une photo avec l’idée d’une peinture en tête, je choisis la façon dont elle résonne en moi. Beaucoup d’entre nous regardent plus d’images qu’ils ne lisent ce qui se passe dans le monde, et c’est ce monde qu’il m’intéresse d’explorer. Nous sommes face à une pléthore d’images. Il y a des images qui me hantent ou qui se saisissent de moi.
Comment commencez-vous à peindre vos marques sur la toile ?
Je passe un long moment à regarder la peinture et la surface floutée de l’image. Les toiles restent souvent des semaines ou des mois dans mon atelier avant que je les peigne. C’est un processus très intuitif. Et puis je les laisse de côté et je les reprends un peu plus tard. Je crois que c’est fini, et ça ne l’est pas…
Comment choisissez-vous les couleurs de vos peintures ?
En général j’utilise les couleurs des photographies d’origine. J’essaye d’en capturer la lumière, les mouvements selon lesquels elle se réfracte de l’intérieur de la peinture à sa surface.
Pourrait-on parler de double image ?
Oui, je n’y avais pas pensé en ces termes, mais c’est une façon intéressante de le voir dans l’espace conceptuel du double. La surface de la peinture fait ressortir ces moments particuliers qui sont à l’intérieur et qui vont vers l’extérieur.
Les peintures évoquent à la fois des choses très déterminées et des sensations colorées qui suggèrent que tout est possible et indéterminé, que tout est ouvert au regardeur.
C’est la part du subjectif, ce lieu de l’illisibilité, de l’inconscient. Et c’est là que se trouve le viscéral, c’est dans cet effort de négociation que se trouve l’expérience subjective qui m’intéresse.
Vous citez parfois les mots d’Édouard Glissant : « Nous réclamons le droit à l’opacité. » Selon vous, est-ce un peu différent ou est-ce que ces propos se rejoignent ?
C’est l’un dans l’autre. L’effort d’in conscience est aussi une forme de sensibilité au monde dans lequel nous sommes. Mon ami, l’artiste Daniel Joseph Martinez, a fait une pièce pour la Biennale du Caire en 2006, qui s’intitulait The Fully Enlightened Earth Radiates Disaster Triumphant [La terre pleinement éclairée rayonne d’un désastre triomphant]. À mes yeux, nous en sommes exactement là, au moment de notre destruction complète. C’est effectivement différent du droit à l’opacité, ce désir absolu de trouver la libération créatrice sans avoir à s’expliquer. Et c’est dans cette incon naissance que de nouvelles formes de savoir peuvent être forgées. Ces peintures sont de nouvelles formes de connaissances. Est-ce clair ? C’est un peu opaque peut-être, mais ce n’est pas ce que je cherche !
Ces peintures sont souvent présentées comme des paysages, dont elles ont d’ailleurs le format. On pourrait même les associer à la peinture de paysage américaine. Y a-t-il de cela chez vous ?
Lorsque j’ai commencé cette série, je venais de faire un ensemble de peintures verticales avec un stade, des ambulances, des gens avec des masques… Puis tout est devenu paysage, ce qui est probablement inhérent au format de ces toiles. Mais il y a autre chose : quand je préparais des peintures pour mon exposition [« HOWL, eon (I, II) » en 2016- 2017], au SFMOMA [San Francisco Museum of Modern Art], je pensais aux paysages américains de Frederic Edwin Church, Albert Bierstadt, Thomas Cole… Ces peintres d’origine européenne s’intéressaient au plan expansionniste occidental, avec l’idée du sublime et de l’immensité, alors que se produisait un terrible génocide pour prendre leurs terres aux peuples indigènes. Des centaines de milliers de gens sont morts.
« J’ai demandé à Robin Coste Lewis si elle accepterait de lire un poème en dialogue avec mes gravures. Elle est allée au tréfonds d’elle-même pour écrire ce poème “Intimacy”. »Julie Mehretu
Le projet d’émancipation était mis en place dans tout le pays ainsi que le projet de préservation de la terre. À la même époque, il y a eu les photographes de paysage, les peintres de la Hudson River School… La raison pour laquelle cela m’est revenu à ce moment-là est que Donald Trump allait être élu président. Cela a été tout à fait fortuit. Un terrible sens de l’histoire était en train de renaître, avec les fantômes d’une terreur qui s’est manifesté très clairement. Pour moi, tout cela est lié, et c’est le moment où j’ai pensé à ce travail.
Que pensez-vous de la notion d’abstraction décoloniale ?
Je m’intéresse à l’effort de décoloniser. En un sens, la manière dont je dois vivre dans le monde est un projet décolonial. C’est la seule voie possible. Mais parler de colonial et de décolonial est une partie de la construction à laquelle j’essaye par ailleurs d’échapper…
On pourrait penser, en regardant ces toiles, à l’abstraction américaine ?
… oui, bien sûr, par exemple à Arshile Gorky ou à Elaine de Kooning.
C’est comme si les architectures et les vues urbaines que vous avez peintes jusque-là s’étaient répandues dans ces grands espaces…
Avec le temps, les architectures sont devenues des contraintes, à cause du sens de l’échelle qu’il fallait respecter. Et les marques sont devenues comme une possibilité d’aller plus loin, avec une vibration différente, plus libre. Je m’intéressais, dans les vues urbaines, au fait qu’elles créaient une dimension sociale, mais les images des médias rendues floues ont ce même effet.
Les marques disent aussi, indirectement, la présence de votre corps. Cela rappelle le traitement que David Hammons fait des corps.
Ce que je préfère dans mes architectures, c’est le moment où les traces de mes mains, de mes doigts dans les peintures ont commencé à se mêler à des fragments de ruines. Je me suis intéressée à cet entre-deux. Dans ma peinture, il y a eu une émergence des marques comme des corps démembrés, l’effet d’un œil, d’une main, d’un torse… Dans notre histoire, il y a des fragments de corps plus ou moins abstraits, d’Égypte ancienne, d’Asie, de Rome… Et je m’intéresse à ces façons historiques de comprendre l’espace et l’abstraction.
Vous considérez-vous comme une peintre abstraite ?
Oui, je crois vraiment que je travaille dans le champ de l’abstraction. Je vois dans ces peintures des choses que les gens n’y voient pas. Nos histoires personnelles sont intégrées dans des histoires et des traumas hérités qui sont dans notre ADN… La façon dont nous avançons dans la vie est si subjective… Et pourtant il y a des endroits de connectivité. Ce qui se passe avec la guerre en Ukraine, ou auparavant les guerres en Irak ou au Yémen, nous en com prenons les réalités, pas seulement par les images, mais par l’expérience personnelle que nous en avons, directement ou indirectement. C’est dans l’abstraction que je trouve des voies pour explorer de nouvelles possibilités. Et c’est dans cet espace, dans ce « flou » (pour reprendre le même mot que dans mes peintures), que je veux travailler.
La musique est-elle importante pour vous ? Quand vous écoutez de la musique, entendez-vous la peinture ?
Oui, je crois ! Il y a une performativité dans ces traces, dans ces marques, et cela contribue au son dont on fait l’expérience. J’écoute toutes sortes de sons quand je travaille, de la musique, des podcasts, les nouvelles, tout ce qui peut me faire sortir de ma tête…
La pandémie a-t-elle changé vos habitudes de peinture ?
Dans les temps les plus durs de la quarantaine, mes enfants, leur autre mère et moi-même étions sur Upstate New York. Je peignais tous les jours. Nous avons des ateliers pour les enfants et une résidence pour artistes qui ont dû fermer. Alors nous nous sommes lancées à corps perdu dans le travail, et les enfants faisaient leurs devoirs. Mon exposition au Whitney Museum [« Julie Mehretu », en 2021, à New York] a ouvert juste après. C’était une façon de travailler très différente, tout était contenu dans le paysage. J’ai toujours eu une vie de travail très disciplinée. Avec des enfants, c’est nécessaire de toute façon.
Vous vivez souvent une partie de l’année à Berlin. Le contexte dans lequel vous travaillez est-il important ?
J’aime changer d’environnement, passer de la ville à la campagne, aller dans différents endroits du monde, visiter un musée dans une ville ou un parc national en Utah.
Travaillez-vous seule, à l’atelier ?
Parfois je suis seule, parfois je n’ai pas ce luxe, mais je porte des écouteurs et je rentre dans mon propre espace.
Comment choisissez-vous les formats ?
Je m’intéresse beaucoup à ce que les petites peintures peuvent produire de spécifique par rapport aux grands formats. Au début, elles étaient comme des fragments de grandes peintures, puis elles se sont finalement affirmées, très denses, tels des petits mythes, des histoires particulières, des expériences individuelles, comme dans une chorégraphie, les unes en regard des autres.
En général, vous ne dessinez pas avant de peindre, mais vos gravures semblent être pour vous comme un laboratoire ?
J’ai commencé la gravure pendant la préparation de ma rétrospective à Los Angeles [« Julie Mehretu », au Los Angeles County Museum of Art (LACMA), en 2019-2020] – cela représentait vingt-cinq ans de travail. À la fin de la journée d’accrochage, j’allais à l’atelier. Et je travaillais encore, sur une plaque, puis sur la suivante. C’était important de faire de nouvelles expériences dans ce moment-là. J’ai continué de travailler à cette série pendant trois ans, et je viens de la terminer. Chaque œuvre comporte cinq plaques. Ce sont les gravures qui conduisent aux peintures parce que l’on peut y faire des explorations qu’il est impossible de faire en peinture. On dessine une ligne bleue, et dans la gravure suivante, on peut la faire rouge, et dans la suivante, l’effacer…
L’exposition révèle une collaboration avec Robin Coste Lewis, que l’on entend lire un poème qu’elle a écrit pour vous, « Intimacy ». Une œuvre plastique qu’elle a pensée pour l’exposition conclu également la visite. Comment cela a-t-il commencé ?
Pendant la pandémie, la galerie voulait que je montre les monotypes en ligne, mais je ne le souhaitais pas, car il y a tellement d’images autour de nous que je ne désirais pas en ajouter de nouvelles. Il fallait que ce soit une œuvre spécifique. Alors j’ai demandé à Robin Coste Lewis si elle accepterait de lire un poème, composé ou non par elle, en dialogue avec mes gravures. Elle a répondu avec beaucoup de profondeur. Nous avons eu de longs échanges sur les processus et l’histoire du monotype. Et elle est allée au tréfonds d’elle-même pour écrire ce poème « Intimacy ». C’est la première fois que nous montrons publiquement le fruit de ces échanges. Ce sont deux œuvres différentes présentées côte à côte…
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« Julie Mehretu with an Installation by Robin Coste Lewis», 2 avril - 14 mai 2022, galerie Marian Goodman, 79, rue du Temple, 75003 Paris.