C’est une exposition qui s’arpente et dans laquelle on a envie de revenir pour regarder un tableau, le regarder à nouveau et y découvrir, par exemple, un visage qui se cache au bas d’une falaise, à la pointe de la lance d’un chevalier, et au pied d’une crucifixion d’après Antoon van Dyck. C’est un détail invisible au premier regard, et qui se distingue une fois que l’on a parcouru, quelques salles plus loin, un chapitre consacré aux visages dissimulés dans les paysages du XVIIIe siècle. En vertu d’un principe que Jean-Hubert Martin met en œuvre depuis longtemps – par exemple avec les cartels en image du château d’Oiron (Deux-Sèvres) –, une image en éclaire une autre.
MISE EN LUMIÈRE
Marc-Olivier Wahler, directeur depuis deux ans du musée d’Art et d’Histoire de Genève (MAH), a invité Jean-Hubert Martin à explorer les réserves du musée en profondeur et à en proposer un accrochage inédit. Le résultat : une image de ce que pourrait être un musée de demain. Le chantier, dont l’architecte devrait être choisi en 2023, a pour ambition de repenser la place du musée dans la ville et son ouverture sur le lac – alors qu’aujourd’hui, il occupe plutôt une position de forteresse isolée entre deux autoroutes urbaines. L’inauguration est prévue en 2029.
« Ce qui fait la supériorité des musées d’art et d’histoire, c’est que l’on y trouve autre chose que des beaux-arts ! dit Marc-Olivier Wahler. Nous voulons faire avec “un étant-donné” qui tient compte d’un lieu et de ses collections, et nous devons pour cela être créatifs. » C’est presque en ethnologue que Jean-Hubert Martin a parcouru les salles du musée et ses réserves pour composer un parcours qui s’adresse aussi bien aux connaisseurs qu’à de simples curieux. « Chaque visiteur construit sa propre chorégraphie », ajoute-t-il.
Ponctuée de meubles de la collection, sur lesquels on peut s’asseoir, et d’une débauche de vitrines anciennes, l’exposition dialogue avec le lieu, qu’elle éclaire. « J’ai placé mon curseur du côté de la sensibilité et des émotions plutôt que de celui du savoir. On ne va pas au concert pour apprendre l’histoire de la musique », reprend ce conservateur savant. Dès l’entrée, dans une haute vitrine, une série d’objets annonce la tonalité de la collection à travers une suite de miniatures dans un esprit très genevois.
MILLE HISTOIRES DES ARTS
Puis le parcours commence dans les grandes salles en une vingtaine de chapitres. Le premier s’intitule « De la croix au globe »... C’est un homme de Vitruve qui donne le la : « La croix structure toute la pensée occidentale depuis la chrétienté », observe Jean-Hubert Martin. On découvre ensuite un bœuf écorché, un caftan, un masque dogon Kanaga… dont la forme est reprise par Gustave-Adolphe Hufschmid pour une étagère moderniste (1930), et puis la terre fragmentée de Richard Long… Et l’on passe au chapitre suivant qui s’ouvre par un jeu réjouissant. Il a pour titre Pris en compte, 1, 2, 3, et une, deux et trois figures par tableau… jusqu’à 12 : un éventail en douze morceaux qui se replie en un seul, pour mieux recommencer ! Construite autour de La Fontaine personnifiée de Jacques-Laurent Agasse (1837), l’un des chefs-d’œuvre du musée, la salle suivante associe à cette œuvre de merveilleux petits objets de coquillages, dont une sculpture corinthienne et une gravure de La Naissance de Vénus de Jean Patricot d’après Sandro Boticelli imprimée à la fin du XIXe siècle. Plus loin, une salle nommée « Du sein à la maternité » explore des sujets liés au féminin.
La monumentale salle palatine, son plafond peint et son sol en mosaïque sont extraordinairement mis en valeur par la succession de quilts américains, un costume d’Henri Matisse et un tapis de Josef Hoffmann qui provient de l’appartement de Ferdinand Hodler. Un zèbre empaillé, dont on confondrait presque les rayures avec celles des tentures pendues aux murs, semble s’être arrêté là. Des moments plus narratifs, comme ceux réunis sous le titre « De l’amour à la haine », permettent de déployer mille histoires, un « sein dénudé » de La Rêveuse d’un artiste de l’école de Jean-Baptiste Greuze, une Tentation de saint Antoine de Wolfgang Adam Töpffer, d’étonnantes Femmes nues jouant aux dames de Félix Vallotton. Les chapitres « De la bacchanale au bistrot » et « De la gloire au vulgaire » exhibent des tableaux de beuveries et de pisseurs fort peu pudiques. D’ailleurs, est-ce une hallucination ? L’un d’eux n’est pas accroché tout à fait droit sur le mur !
Jean-Hubert Martin a aussi des libertés et des fantaisies scénographiques lorsqu’il met en scène, par exemple, une salle de musée en period room délimitée par un ruban. Dans un salon doré, des coffres de paysans semblent passer dans l’allée comme des badauds, et des miséreux peints dans un tableau posé sur le bord intérieur d’une fenêtre ont l’air d’entrer dans la pièce tels des révolutionnaires. Un peu plus loin, trois objets en apparence sans lien sont installés côte à côte. Pourtant, sur chacun d’eux, un visage paraît se dessiner.
Jean-Hubert Martin a mené un exercice semblable au musée Pouchkine, à Moscou (« Drôles de convergences », en 2021-2022), mais chacune de ses expositions répond à la singularité d’une collection – par exemple, à Genève, le nombre de peintures de décapitations est particulièrement frappant… Plusieurs d’entre elles occupent l’une des dernières salles du parcours. Et quelle est cette Dévideuse du XVIIe siècle hollandais peinte sur un fond crème presque neutre, d’une abstraction sidérante ? Jean-Hubert Martin raconte qu’il en conservait le souvenir depuis l’une de ses visites au musée autrefois.
Après une désopilante succession de vases, alignés à la queue leu leu du plus minuscule au plus imposant dans la salle « Morphologie », l’exposition s’achève en feu d’artifice avec une dernière section intitulée « Chromatisme ». Réalisée par Anne Baezner, elle réunit contre un mur un dégradé d’objets agencés par couleur, comme certains excentriques rangent les livres de leur bibliothèque. « Il y avait longtemps que je rêvais de faire cela dans une exposition, conclut Jean-Hubert Matin, et je crois qu’aucun musée ne l’avait fait jusqu’alors ! »
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« Pas besoin d’un dessin », 28 janvier-19 juin 2022, musée d’Art et d’Histoire, 2, rue Charles-Galland, 1206 Genève, Suisse.