C’est la saison des moussons à Madagascar. Les nuages sont lourds dans le ciel. Des étendues d’eau scintillent sur les plaines. La saison est précoce, et les tornades sont au programme.
Antananarivo, la capitale de la plus ancienne île du monde, est une ville grouillante qui s’étend sur douze collines. Son nom se traduit par « la ville des mille guerriers ». Aujourd’hui, les grands immeubles côtoient les bidonvilles. Plus de 35 000 habitants vivent actuellement dans des abris d’urgence. Plus de la moitié des 2,6 millions d’habitants de la ville résident sur des terrains inondables, tandis que les trois quarts des Malgaches vivent avec moins de 2 dollars (1,80 euro) par jour. Le stade national de football accueille actuellement nombre de familles qui ont perdu leur maison à cause du déluge.
LE PROJET EST FINANCÉ PAR HASNAINE YAVARHOUSSEN, UN COLLECTIONNEUR D’ART, DIRECTEUR GÉNÉRAL DU GROUPE FILATEX, QUI FOURNIT ENVIRON UN TIERS DE L’ÉNERGIE DE L’ÎLE
C’est dans ce contexte que s’inscrit Hakanto Contemporary, le premier centre d’art contemorain du pays. Son directeur artistique est Joël Andrianomearisoa. L’artiste né à Antananarivo, qui a représenté Madagascar à la Biennale de Venise en 2019, la première fois que le pays participait à cette manifestation, vit entre Paris et Antananarivo depuis deux décennies. « Je suis toujours amoureux de cette ville complexe, déclare Joël Andrianomearisoa. Je voulais créer un lieu pour les artistes qui m’inspirent ».
Le projet est financé par Hasnaine Yavarhoussen, un collectionneur d’art de 35 ans, directeur général du Groupe Filatex, une société immobilière et énergétique qui fournit environ un tiers de l’énergie de l’île. L’espace a été inauguré en février 2020, quelques semaines avant la pandémie, et commence seulement aujourd’hui à accueillir des visiteurs étrangers.
L’EXPOSITION ACTUELLE, INTITULÉE « NY FITIAVANAY » (NOTRE AMOUR), RÉUNIT DES PIÈCES DE 26 ARTISTES MALGACHES
Son ouverture représente un événement majeur pour les artistes qui vivent et travaillent à Antananarivo. Hakanto Contemporary leur donne l’occasion de donner à voir la dimension culturelle unique de Madagascar, née de multiples histoires coloniales, mais qui reste méconnue pour la plupart des Occidentaux. Joël Andrianomearisoa note que beaucoup de gens ont tendance à associer le pays au film d’animation animalier du même nom. «Or, il y a aussi des gens ici », dit-il.
L’exposition actuelle, intitulée « Ny Fitiavanay » (notre amour), se tient jusqu’au 16 mars. Elle réunit des pièces de 26 artistes malgaches travaillant dans les domaines de la sculpture, des objets trouvés, de la peinture, de la photographie, de la vidéo, de l’installation sonore et lumineuse. C’est la première fois pour nombre de ces artistes qu’ils exposent leurs œuvres dans un lieu d’art.
Mais les événements ont pris une tournure dramatique lors de l’ouverture de « Ny Fitiavanay », illustrant les défis auxquels Hakanto Contemporary devra faire face. Au centre de l’exposition se trouve un magnifique portrait photographique d’une vieille femme malgache. Haut de près de trois mètres, il possède une présence tranquille mais puissante. L’image met l’accent sur le soin avec lequel cette femme se présente dans un contexte de pauvreté que la plupart des Occidentaux trouveraient inimaginable. La photographe, Viviane Rakotoarivony, a croisé cette femme sur un marché alimentaire local. « C’est un portrait simple, mais j’ai senti sa force », dit-elle.
Viviane Rakotoarivony inscrit sa photographie dans la tradition humaniste de ce médium et travaille souvent pour les Nations unies. Enceinte, elle s’intéresse particulièrement à l’expérience des femmes qui survivent et élèvent souvent leurs enfants dans les rues de la ville.
LA QUESTION DE LA NÉCESSITÉ D’UN CENTRE D’ART À ANTANANARIVO EST TOUJOURS EN DÉBAT
En préparant l’exposition, Joël Andrianomearisoa a décidé d’afficher les images monumentales de Viviane Rakotoarivony dans les rues autour du lycée Rabearivelo, situé près du parc Heller. Loin de se limiter aux espaces intérieurs d’Hakanto Contemporary, « Ny Fitiavanay » a été conçue comme une exposition publique, accessible à tous. Quelques jours après son ouverture, Joël Andrianomearisoa a découvert que toutes les affiches avaient été arrachées par des inconnus. « Nous ne comprenons pas pourquoi ils ont fait cela », s’étonne-t-il. Le portrait de Viviane Rakotoarivony est l’œuvre préférée de Naina Andriantsitohaina, le maire, qui décrit les attaques comme une « tragédie ». « C’est là que réside le défi », poursuit-il, notant qu’il se heurte au refus de l’État à investir dans la culture alors que les besoins d’équipements de base sont si pressants.
Il est clair que la question de la nécessité d’un centre d’art à Antananarivo est toujours en débat.
L’exposition présente également une vidéo de Rijasolo, un photographe malgache qui a grandi en France. Aujourd’hui, il partage son temps entre les commandes pour la presse et son travail personnel, qui consiste à rendre compte de la vie des rues d’Antananarivo dans un style monochrome et pictural. Quelques jours après le vernissage, Rijasolo a publié avec l’Agence France-Presse des images qui documentent les dégâts provoqués par la catastrophe survenue dans le pays. Pendant les fortes pluies, un parking à flanc de colline s’est effondré sur les maisons de fortune situées en contrebas. Les corps de quatre enfants et d’un adulte ont été retrouvés dans les décombres.
Hasnaine Yavarhoussen affirme vouloir s’engager à financer Hakanto Contemporary sur le long terme. Il souhaite permettre aux artistes malgaches de s’inscrire dans la scène mondiale. La visite du centre d’art est gratuite et le restera. Il existe des projets pour un espace plus grand dans un immeuble de bureaux pour disposer de davantage que les 400 m2 actuels. Des résidences et des expositions internationales itinérantes d’art malgache sont également dans les cartons. Un programme de sensibilisation à l’art est déjà en cours dans les écoles de la ville.
Il serait donc déplacé de douter de la sincérité de Hasnaine Yavarhoussen, ou de la détermination de Joël Andrianomearisoa, à faire de cet espace « un projet pour tous ». Et les obstacles auxquels ils sont confrontés sont courants sur le continent africain. Au cours de la dernière décennie, des centres d’art comparables ont ouvert dans des villes comme Accra, Abidjan, Dakar, Lagos, Luanda et Marrakech. Comme Hakanto Contemporary, ils sont tournés vers le public mais sont souvent financés par un mécène privé et nés d’une collection privée. Le Palais de Lomé, qui a ouvert en 2019 dans un bâtiment restauré de l’époque coloniale au Togo, est le seul important lieu d’art contemporain en Afrique à être entièrement financé par l’État.
Chacune de ces institutions pionnières se posera sans doute des questions similaires à celles de Hakanto Contemporary : comment convaincre les gens qui ont très peu, et qui doivent lutter chaque jour, que l’art présenté est pour eux ? Comment faire en sorte que l’art ne soit pas considéré comme l’apanage de l’élite ? Comment créer un lieu pour tous, depuis ceux qui vivent sur les collines jusqu’aux personnes déplacées qui dorment dans le stade de football en contrebas ?
COMMENT CONVAINCRE LES GENS QUI ONT TRÈS PEU, ET QUI DOIVENT LUTTER CHAQUE JOUR, QUE L’ART PRÉSENTÉ EST POUR EUX ?
Pour atteindre ces objectifs grâce à Hakanto Contemporary, Joël Andrianomearisoa doit « d’abord convaincre les artistes malgaches, explique-t-il. Nous devons les persuader qu’être un artiste est important pour tout le monde dans ce pays. Ils peuvent vivre comme un artiste et penser comme un artiste, et cela profite à tout le monde.» « Nous sommes sous l’eau, mais nous pouvons rêver, veut-il croire. L’art permet de le faire. »