Disposés sur une même longue ligne, les cent un clichés du quotidien du photographe japonais se succèdent, alternant corps nus et natures mortes, scènes d’intérieur et vues urbaines. Aucun angle droit ne vient interrompre cette suite chronologique et infinie, enroulée sur elle-même comme une coquille. Aucun texte ne perturbe sa contemplation, laissant le visiteur se plonger entièrement dans cette série hybride « entre reportage poétique et journal intime ».
AU COEUR DE L'ABSENCE
Réalisée entre 1992 et 1993, trois ans après la mort de sa femme Yoko, la série Shi Nikki est une méditation sur le deuil et le désir. Les corps féminins, récurrents chez le photographe, confèrent à son habituel érotisme une aura funèbre et ne font que souligner le vide laissé par le départ de sa muse. Les images en noir et blanc – la couleur de la mort pour Araki – et la grande solitude qui s’en dégage transmettent ce sentiment particulier d’être spectateur de sa propre vie engendré par la disparition d’un être cher. Que ce soient des paysages urbains désertiques, la foule du métro ou des scènes d’intérieur, « on est invité à déambuler dans cet environnement qui semble être le sien, mais dont il se détache complètement ». Un paradoxe qui, pour le commissaire de l’exposition Matthieu Humery, rend la série d’autant plus émouvante.
Le vide laissé par Yoko enveloppe la série comme une brume cotonneuse. Des moments de gaieté viennent néanmoins ponctuer la noirceur des images (un groupe d’écoliers, une femme qui rit) et indiquent qu’Araki reste du côté de la vie. Il ne renonce pas à photographier les choses qui lui sont chères : les natures mortes, son chat, le ciel qu’il capture chaque matin, son quartier, les séances de kinbaku (art du bondage japonais). Autant de rituels qui sont une partie essentielle de sa créativité et rythment la vie de cet homme qui « photographie comme il respire ». Cet équilibre entre vie et mort, entre douleur et apathie, fait toute la force de cette œuvre qui nous invite dans l’intimité du deuil d’Araki avec pudeur et poésie.
Réalisée entre1992 et 1993, trois ans après la mort de sa femme Yoko, la série Shi Nikki est une méditation sur le deuil et le désir.
Shi Nikki nous rappelle aussi la beauté de la photographie et plus particulièrement celle d’Araki, qui réussit à transformer le réel en une expérience artistique forte. Exposer cette série était l’occasion, pour son commissaire, de montrer un travail purement photographique et de marquer une rupture avec la production, plus plasticienne, présentée au sein du précédent accrochage avec les photos de Michel Journiac, Cindy Sherman et Richard Prince.
Bien que les clichés, tous datés, suivent un schéma chronologique, la série constitue une accumulation sans logique apparente d’images tantôt banales, tantôt subversives. Ce mode de narration est typique d’Araki dont les « mosaïques photographiques renvoient à sa pensée complexe, au cœur de ses sentiments, pulsions et réflexions ». Comme beaucoup de photographes japonais de sa génération, il place son individualité au cœur de son travail. Ses œuvres, d’une grande subjectivité, renferment une multitude de sens qu’il n’impose en aucun cas à son spectateur, le laissant faire l’expérience de son intimité en toute liberté.
HOMMAGE À ROBERT FRANK
L’accrochage va de pair avec un ouvrage élégant et épuré, la première publication française de cette série, coéditée avec les éditions delpire & co. Pour Matthieu Humery, il était indispensable de « créer un livre-objet qui fasse partie de l’exposition », référence historique à la photographie japonaise dont le mode de diffusion privilégié fut longtemps le livre plutôt que des tirages accrochés aux murs.
Il était aussi important que l’ouvrage rende hommage à Robert Frank, célèbre photographe des Américains et grand modèle pour la génération d’Araki. Frank avait instauré dans les années 1970 une nouvelle manière de photographier, développant un « reportage qui n’en soit pas vraiment un », marqué par une dimension onirique ainsi qu’une caméra flottante et instinctive. Un style très suggestif qui « nous donne à voir sans nous dire quoi regarder » et auquel les photos de rue d’Araki font écho. Ce dernier offrit cette série en 1994 au photographe américain, lors de sa visite au Japon, alors que Frank était lui-même affecté par le deuil à la suite de la mort de son deuxième enfant.
Le livre reprend ainsi le modèle des Américains, ouvrage qui fut publié pour la première fois par Robert Delpire en 1958. L’absence de texte et le format à l’italienne, avec chaque image imprimée sur la droite, permettent une lecture continue de la série, dont l’exposition répète le principe.
Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank se clôt sur un rectangle noir, poignante image qui ramène à « la mort absolue et l’absence totale ». Dans l’exposition, il se superpose aux premières images de la série, devenant une métaphore de la fin qui laisse néanmoins place au recommencement et ouvre une porte vers l’infini. Un infini qu’Araki a su saisir et nous rendre à travers ce témoignage intime et poétique sur l’expérience du deuil.
-
« Nobuyoshi Araki », 8 décembre 2021 - 14 mars 2022, Bourse de Commerce — Pinault Collection, 2, rue de Viarmes, 75001 Paris.