Le modèle de la vente directe s’est répendu dans de nombreux secteurs du commerce au cours des deux dernières décennies, les grandes entreprises et les grandes marques s’adressant de plus en plus directement à leurs clients – à l’instar de Netflix, qui est devenu un important producteur de contenu cinématographique. Le marché de l’art était resté relativement imperméable à ces tendances en raison de son modèle fortement basé sur des intermédiaires, à cause de ses coûts de transaction élevés et de son opacité générale. Cependant, la pandémie et le développement des réseaux sociaux ont contribué à faire tomber les barrières. Une évolution est en cours.
En 2021, les NFT ont stimulé les échanges entre pairs, permettant à des artistes émergents sur le premier marché de vendre directement au grand public ou aux collectionneurs par le biais d’une plateforme, comme en témoigne l’essor soudain de sites tels que OpenSea, Cryptovoxels, LiveArt, Masterworks et bien d’autres encore. « Ce à quoi nous assistons est une grande rupture – un brouillage des frontières auparavant clairement définies, analyse Yuki Terase, cofondatrice de la société internationale de conseil en art Art Intelligence Global. Tout le monde porte plusieurs casquettes maintenant – y compris les artistes – et c’est une bonne chose, car ces derniers disposent d’une plus grande autonomie. »
L’artiste numérique Sarah Zucker, basée à Los Angeles, acquiesce. Elle préfère assurer seule sa communication et réaliser ses ventes directement sans « intermédiaires qui peuvent ralentir ou brouiller le processus ». Encore une fois, c’est une question d’indépendance – et d’éviter de verser 50% du montant d’une transaction à une galerie. « Les ventes directes aux collectionneurs peuvent être bénéfiques pour les artistes, car elles nous donnent plus d’autonomie et une plus grande part des recettes issues de la cession de nos propres œuvres, explique Sarah Zucker. La possibilité de se représenter soi-même et de vendre en direct est une opportunité énorme pour les artistes qui, autrement, n’auraient pas accès au monde de l’art, dont les catégories restent plus codifiées. »
« CE À QUOI NOUS ASSISTONS EST UNE GRANDE RUPTURE – UN BROUILLAGE DES FRONTIÈRES AUPARAVANT CLAIREMENT DÉFINIES »
Simon Denny, un artiste qui intègre la technologie blockchain dans son travail depuis quelques années – en 2018, il a présenté le premier CryptoKitty jamais vendu – ne considère pas que ses ventes soient sans intermédiaires. « Lorsque j’ai proposé des NFT, c’était sur différentes plateformes », dit-il, avant toutefois de nuancer : « ces plateformes ne sont pas comme des galeries, dans le sens où ces dernières assurent une relation à long terme de représentation et de gestion de la réputation, du marché et des carrières. Cela s’apparente plutôt à une collaboration avec un musée ou une institution privée sur la base d’un projet. » C’est nécessaire que cela fonctionne de cette manière, dit-il, « car le monde des NFT est beaucoup plus dynamique et ce marché lui-même évolue beaucoup plus rapidement et de manière imprévisible. »
Les initiés de ce secteur notent que les maisons de ventes telles que Christie’s et Sotheby’s ont rapidement capitalisé sur le boom des NFT en mettant aux enchères des œuvres d’artistes qui ont patienté des années dans les ventes de jour avant de se retrouver dans les grandes ventes du soir – parfois même, un an auparavant, leurs œuvres n’étaient pas encore passées aux enchères.
Bien que Simon Denny soit relativement bien établi, ses œuvres sont rarement proposées aux enchères. Mais l’année dernière, il a présenté Backdated NFT/ Ethereum Stamp (2016-2018-2021) dans la vente de Sotheby’s « Native Digital : A Curated NFT Sale » où sa création a été adjugée 37 800 dollars (près de 33 000 euros). « Pour les NFT, les maisons de ventes aux enchères sont beaucoup plus souvent actives sur le premier marché, et leurs clients mondiaux comme leur infrastructure correspondent à un type particulier d’artistes dont le travail se prête aux NFT », dit-il.
« AUCUN ARTISTE NE PEUT BÉNÉFICIER D’UNE RECONNAISSANCE À LONG TERME ET EN PROFONDEUR SANS LE PARTENARIAT ET L’ENGAGEMENT TOTAL D’UNE GALERIE »
Que présage cette tendance pour les galeries d’art traditionnelles ? Marchande d’art chevronnée, Dominique Lévy reste optimiste : « aucun artiste ne peut bénéficier d’une reconnaissance à long terme et en profondeur sans le partenariat et l’engagement total d’une galerie ». Cependant, ces dernières doivent repenser leur modèle économique et leurs grilles tarifaires. « Par le passé, le rôle des galeries consistait uniquement à exposer et à vendre des œuvres, explique le galeriste allemand Johann König, mais ce n’est plus essentiel car les artistes peuvent avoir un accès direct au marché. Cependant, ils ont toujours besoin de lieux pour montrer leurs œuvres, ils ont besoin de contexte, de conseils et de réseaux, en tant que galeriste il faut donc changer la façon dont on travaille pour les artistes. »
Ce décalage est également constaté par Jehan Chu, collectionneur d’art et fondateur de Kenetic, une société de trading et d’investissement sur le marché de la blockchain basée à Hongkong. Il prévoit qu’en cas de ralentissement et de baisse du marché crypto, la communauté NFT se révélerait trop superficielle pour soutenir ce secteur. « Si vous regardez le marché de l’art traditionnel, il est très profondément ancré et soutenu par les maisons de ventes, les galeries, les collections privées, les musées, les publications et tant d’autres domaines, dit-il. À quelques exceptions près, comme Crypto Punks, Bored Apes et Art Blocks, la plupart des autres NFT de collection sont des marchés peu spéculatifs. »
En dépit de l’indépendance que représente ce nouveau secteur, certains artistes et collectionneurs de ce domaine attendent que les intermédiaires du marché de l’art traditionnel y interviennent. « Du point de vue de l’accès direct au consommateur, nous ne voyons pas de soutien de la part des intermédiaires pour ajouter de la valeur, une dimension curatoriale, de la critique, ce que font les galeries ou les institutions », affirme Jehan Chu. Mais à mesure que les prix augmenteront, il prévoit qu’il sera plus difficile pour les NFT d’exister de façon totalement indépendante, car « les collectionneurs se tourneront vers les conservateurs et les institutions pour les aider à comprendre pourquoi une œuvre de Beeple vaut 69,3 millions de dollars (près de 61 millions d’euros) ».