Le magazine Life l’a déclarée dès 1938 « femme peintre américaine la plus connue ». Pourtant, à l’exception d’une exposition au Musée de Grenoble en 2015-2016, le public français n’a guère eu l’occasion d’approcher l’œuvre de Georgia O’Keeffe (1887-1986). On l’associe sans doute spontanément à des fleurs en gros plans, éclatantes de blancheur ou vivement colorées, représentées fidèlement quoique transformées par l’agrandissement, réalistes par la facture et suggestives par leurs multiples invaginations. Des peintures qui lui ont valu non seulement le titre de « Our Lady of the Lily » dans The New Yorker à la fin des années 1920, mais surtout sa place si singulière dans l’histoire de l’art du XXe siècle.
UN PARCOURS ÉCLAIRANT
Dès l’abord, l’exposition conçue par Didier Ottinger prend à contrepied cette image et l’esthétique Art déco qui lui est associée : elle s’ouvre en effet sur un tableau de 1948, In the Patio III, tout en aplats et en bandes horizontales interrompues seulement par un carré noir, signalant d’emblée une tension structurante entre immersion dans le monde et recherche de formes, entre sensualité et radicalité. C’est qu’il s’agit aujourd’hui non seulement de donner accès à l’œuvre, du tournant décisif de 1916 aux années 1960 – quand, atteinte d’une dégénérescence maculaire, elle cesse de pouvoir peindre sans assistance –, dans la pluralité de ses registres et inspirations, dans sa logique propre, mais aussi d’interroger l’image qui en a été construite et ce qu’un tel parcours permet de repenser de l’histoire classique de la modernité. Dès le préambule, les données sont posées.
À travers une sélection de portraits photographiques, une légende américaine se constitue autour de cette artiste dont Alfred Stieglitz, amoureux, a exalté le corps nu et, ce faisant, sexualisé la lecture de sa peinture; quand Ansel Adams et Philippe Halsman, fascinés et complices de ses incarnations, l’ancraient dans la nature, les paysages et coutumes du Far West; et que John Loengard, en admirateur recueilli, mettait en avant sa spiritualité. Si Georgia O’Keeffe est montrée là principalement seule, voire solitaire, l’évocation de la galerie 291 que l’on découvre ensuite la situe dans le cercle que la diffusion de l’art moderne européen a, dès la première décennie du XXe siècle, réuni à New York autour de Stieglitz : l’artiste y découvre les dessins de nu d’Auguste Rodin ainsi que les œuvres de Paul Cézanne et des cubistes, expérimentant bientôt dans ces deux veines; elle y fréquente les peintres Charles Demuth, Arthur Dove, Marsden Hartley ou encore le photographe Paul Strand, et trace, dans leur voisinage, sa propre voie, que la suite de l’exposition déploie en un parcours particulièrement éclairant.
Dedans et dehors, tel pourrait bien être le positionnement de Georgia O’Keeffe en regard de la modernité, où elle ouvre en effet d’autres lignes que la droite, d’autres lieux que le centre.
Des sections identifient les principaux thèmes (vers l’abstraction, un monde végétal, ossements et coquillages, cosmos) et dessinent une géographie originale (de New York à Lake George et au Nouveau-Mexique), tout en suivant une chronologie à la fois linéaire et involutive, multipliant les découpages et les recouvrements, variant les longueurs des sections – de deux années à plusieurs décennies –, avançant, certes, mais revenant aussi toujours. Ainsi apparaissent les mouvements de fond qui animent l’œuvre : la proximité des registres abstraits et figuratifs, expérimentés sans rupture, comme dans ces deux formats verticaux présentés côte à côte, Abstraction White Rose (1927) et Corn, Dark, No1 (1924), agençant l’un des plans, l’autre des feuilles plus ou moins dépliées, structurés les uns autour d’une ligne d’ombre, les autres autour d’un rai de lumière.
Il suffit de passer de l’autre côté de la cimaise pour découvrir les fameux Oriental Poppies avec l’exubérance de leurs couleurs, les plis et ondulations multiples de leurs pétales, eux aussi datés de 1927 et voisinant avec d’autres fleurs peintes jusqu’en 1957. À cette concomitance d’inspirations et de formes pensées habituellement sur le mode de l’exclusion s’ajoute donc la permanence de motifs, reconduits sur de longues périodes, à l’instar de ces fleurs dont l’artiste produit plus de deux cents représentations de la fin des années 1910 aux années 1930, ou des coquillages et os, présents dès les années 1920 et revisités dans les années 1940 au contact de ceux qu’elle ramasse dans le désert.
DE NEW YORK AU NOUVEAU-MEXIQUE
L’exposition ne cesse de montrer de tels entrecroisements. Ainsi, avec Shelton with Sunspots, peint en 1926, Georgia O’Keeffe grossit les rangs des artistes, nombreux, qui ont représenté ces emblèmes de la métropole et de l’architecture modernes que sont les gratte-ciel et les ponts – on pense à celui de Brooklyn, à New York, par Joseph Stella. Mais c’est une vision personnelle qu’elle cherche à traduire là, une « illusion d’optique », dit-elle, survenue un matin, au pied de l’hôtel où elle vivait alors avec Alfred Stieglitz : le soleil apparaissant derrière son sommet en faisait disparaître une partie et se répandait alentour en d’innombrables taches lumineuses. Un tel éblouissement resurgit vers la fin du parcours, dans Easter Sunrise (1953), où le soleil levant, diffracté par la crête d’une masse rocheuse, forme une croix de lumière. À près de trente ans et 3000 kilomètres d’écart, l’expérience est semblable, signant le rapport très particulier que l’artiste entretient avec son environnement, quel qu’il soit, même s’il semble se réaliser pleinement par l’immersion dans la nature. L’année même où Georgia O’Keeffe s’installe à New York, d’ailleurs, elle passe son premier été au bord du Lake George : les paysages urbains et portuaires coexistent avec les granges, les collines se reflétant dans l’eau, les changements de la végétation, la verticalité des immeubles avec celle des arbres, beaucoup plus entrelacée.
Les va-et-vient sont donc constants, aussi entre construction et mouvements fluides, comme le montre, dans l’une des dernières salles, l’association des compositions géométriques dérivées de la maison en adobe d’Abiquiú, que la peintre occupe jusqu’à la fin de sa vie, et de celles orchestrant les méandres de rivières ou de routes vues en surplomb, souvent depuis les avions qui l’emmènent de par le monde. Dedans et dehors, tel pourrait bien être le positionnement de Georgia O’Keeffe en regard de la modernité, où elle ouvre en effet d’autres lignes que la droite, d’autres lieux que le centre. Pour s’en convaincre, il faut encore porter attention aux dates. Après avoir découvert le Nouveau-Mexique lors d’un séjour en 1928, elle s’y installe définitivement en 1949, trois ans après la rétrospective que lui consacre le Museum of Modern Art, à New York. La série des Patios qu’elle réalise dans les années 1950 tient du colorfield et du hard edge, et déploie une intensité chromatique que l’on retrouve dans le pop art. Et si ses peintures des années 1940 montrant des os de bassin peuvent sembler daliniennes, elles n’en sont pas moins une recherche formelle, spatiale et optique, l’os devenant, en vue rapprochée dans Pelvis IV (1944), un cadre pour le ciel et la lune qui s’y lève, fantomatique – telle la petite sphère blanche et brillante qui éclaire les courbes mi-minérales, mi-humaines de Black Abstraction (1927). L’éloignement, ainsi qu’elle l’écrit à Stieglitz en 1916, est une « petite chose », et il peut, comme on le mesure ici, en produire de très grandes.
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« Georgia O’Keeffe », 8 septembre - 6 décembre 2021, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.