Les Hasards heureux de l’escarpolette de Jean-Honoré Fragonard est aujourd’hui un tableau encore plus coquin et émoustillant. La toile conservée à la Wallace Collection, à Londres, a été nettoyée, ce qui a permis de la débarrasser de son vernis noirci. La jeune femme aux yeux écarquillés n’en paraît désormais que plus espiègle – et plus sensuelle. Yuriko Jackall, conservatrice en chef de la Wallace Collection et spécialiste de l’art français, décrit Les Hasards heureux de l’escarpolette comme « le plus grand tableau rococo ». Datant d’environ 1768, son mélange d’érotisme et de mystère a longtemps captivé le public.
Le restaurateur Martin Wyld est sur le point de terminer son intervention, après avoir enlevé le vernis jauni et d’anciennes retouches décolorées. Des détails de la peinture qui avaient été obscurcis sont maintenant beaucoup plus clairs, ce qui permet de réévaluer cette œuvre intrigante. Le rose des vêtements et de la chair de la jeune femme ressort encore plus fortement. Sur fond de composition bleu-vert, elle s’impose de manière dynamique dans l’espace du spectateur. Deux hommes sont presque cachés dans les buissons : le plus jeune, à gauche, est sur le point de pouvoir apercevoir ce qui se cache sous sa robe de soie, et le plus âgé, à droite, donne l’élan à la balançoire dans une position faisant une allusion subtile à l’acte amoureux.
EN PROPOSANT À L’ORIGINE LA COMMANDE À GABRIEL-FRANÇOIS DOYEN, LE MÉCÈNE LUI AURAIT DIT : « VOUS ME PLACEREZ DE TELLE SORTE QUE JE PUISSE VOIR LES JAMBES DE CETTE JOLIE ENFANT »
Malheureusement, l’identité du mécène qui a commandé Les Hasards heureux de l’escarpolette reste inconnue des historiens de l’art. Yuriko Jackall, qui s’apprête à mener des recherches dans les archives françaises, espère qu’il sera possible d’en découvrir davantage. Jusqu’à présent, les seules informations proviennent des mémoires du dramaturge Charles Collé, qui a discrètement noté en octobre 1767 que le commanditaire initial était « un gentilhomme de la cour ». Selon l’homme de Lettres, l’artiste Gabriel-François Doyen avait rencontré le mécène « dans sa maison de plaisir avec sa maîtresse ». En proposant à l’origine la commande à Gabriel-François Doyen, le mécène lui aurait dit : « Vous me placerez de telle sorte que je puisse voir les jambes de cette jolie enfant », cette dernière disposée « sur une balançoire, poussée par un évêque ». Le peintre, mal à l’aise à l’idée d’aborder un sujet aussi indécent, a suggéré de faire appel à Jean-Honoré Fragonard, lequel l’a volontiers accepté.
Le tableau étant désormais restauré, il est possible de voir plus clairement les détails peints par Fragonard. Le corsage de la jeune femme est richement orné de dentelle et le gonflement de sa poitrine est maintenant plus prononcé. Ses fesses reposent sur une élégante balançoire en bois doré, recouverte d’un riche tissu rouge, ce qui n’est pas nécessairement ce que l’on pourrait attendre dans un bosquet sylvestre. L’expression de son visage est devenue étonnamment vivante. Yuriko Jackall la considère comme « plus sensuelle ».
Alors que la balançoire continue de s’élever, une chaussure s’envole. On se doute qu’il ne s’agit pas d’un accident et que la jeune femme a donné un coup de pied pour qu’elle atterrisse sur les genoux de son jeune prétendant. Les yeux écarquillés, ce dernier est fasciné par son arrivée. De sa main gauche, il lui offre son chapeau, bien que sa main droite suggère un frisson d’effroi. Mais qui est l’homme plus âgé à droite ? Le nettoyage a confirmé qu’il n’est pas vêtu de noir, comme un évêque, mais qu’il s’agit d’un laïc vêtu de bleu. Yuriko Jackall pense que la scène pourrait représenter un « triangle amoureux », comme le montre la disposition des personnages, avec un mari âgé et un jeune amant. Il pourrait également s’agir du père et du fils, complices de leur engouement. La restauration étant pratiquement terminée, la scène apparaît maintenant plus dynamique, faisant apparaître des éléments hasardeux. La corde s’effiloche fortement et semble attachée de façon très précaire au vieil arbre.
Le titre du tableau est apparu pour la première fois dans une gravure de 1782 : Les Hasards heureux de l’escarpolette. Mais le mot « hasards » peut aussi évoquer les périls de l’amour. Le mystérieux commanditaire de Fragonard a vraisemblablement accroché le tableau dans l’intimité de sa chambre à coucher ou peut-être derrière un rideau dans une pièce plus publique. Le tableau a ensuite été acquis par le percepteur Marie-François Ménage de Pressigny, guillotiné en 1794 pendant la Révolution française. Puis la toile a été achetée par le quatrième marquis de Hertford en 1865, cinq ans avant sa mort à Paris. Son fils illégitime, Richard Wallace, en a hérité et l’a accroché dans sa chambre conjugale. Finalement, Lady Wallace a légué l’ensemble de la collection à la nation britannique. Aujourd’hui, la Wallace Collection est abritée dans un hôtel particulier situé à proximité d’Oxford Street, à Londres.
Xavier Bray, directeur de la Wallace Collection, affirme que Les Hasards heureux de l’escarpolette est le tableau le plus apprécié de la collection, avec Le Cavalier riant de Frans Hals (datant de 1624, et actuellement au centre d’une exposition sur les portraits masculins de l’artiste) et La Danse de la vie humaine de Nicolas Poussin (1634-1636, actuellement prêtée à la National Gallery pour son exposition « Poussin »).
Les travaux de restauration des Hasards heureux de l’escarpolette ont été financés par la Bank of America. Le 3 novembre, ce tableau osé sera à nouveau exposé dans un nouveau cadre, accroché entre deux fenêtres bordées de luxueux rideaux rouges. Xavier Bray espère que cette toile sera un jour la vedette d’une exposition à la Wallace Collection sur Fragonard (1732-1806), qui comprendra les sept autres œuvres de l’artiste de la collection et des prêts extérieurs. Mais avant cela, il faudra attendre encore quelques années.