Le moins que l’on puisse dire est qu’Agnès Thurnauer apprécie la couleur rose. L’artiste est d’ailleurs intarissable sur le sujet : « C’est une couleur qui me touche énormément. Je me souviens d’un autoportrait de Zurbarán que j’ai vu au musée du Prado, à Madrid, Saint Luc en peintre devant la crucifixion, où Saint Luc, au pied de la croix, face au Christ, porte une chasuble d’un rose incroyable. Je pense aussi à ce rose renversant de la robe de La Femme au perroquet de Manet. J’ai aimé le rose de façon jubilatoire dans les tableaux de Philip Guston. J’ai toujours aimé le rose ». C’est, en tout cas, avec un titre en forme de clin d’œil appuyé à Marcel Duchamp – on se souvient de Rrose Sélavy, le double féminin dudit artiste – qu’Agnès Thurnauer a intitulé cette exposition monographique présentée, jusqu’au 3 octobre, au Centre d’art contemporain Bouvet-Ladubay, à Saumur: « Rrose c’est la life ». Le parcours rassemble une sélection de pièces – peintures et sculptures – issues de cinq séries distinctes : Mapping the Studio, Peintures d’Histoire, Portraits Grandeur Nature, Matrices/Assises et Prédelles.
Du rose certes, le visiteur en savourera à l’envi, disséminé dans les œuvres ici montrées, mais là n’est pas la seule caractéristique de cette présentation. Les mots, sinon les lettres, eux aussi, ont leur importance. Ainsi en est-il de cette série au long cours intitulée Prédelles. Souvent sous forme de diptyques de petits formats, elles arborent fatalement des mots courts découpés en deux syllabes – Préf-ace, Un-til, Abst-ract, Cros-sing, Rep-eat, Ti-me… –, elles-mêmes saynètes de la scène plus large que constitue le tableau en son entier.
LES MOTS, SINON LES LETTRES, EUX AUSSI, ONT LEUR IMPORTANCE
On retrouve les mots par le biais de noms propres d’un nouveau « genre », au sens propre comme au figuré, avec cette sélection de Portraits Grandeur Nature, tondos façon badges surdimensionnés inspirés de l’Autoportrait dans un miroir convexe du Parmesan. Ses « autoportraits » arborent avec humour des patronymes d’artistes hommes féminisés : Romane Opalka, Eugénie Delacroix… Celui de Marcelle Duchamp brille sur un fond d’un rose puissant.
Les lettres peuvent aussi se faire « volumes », comme avec les Matrices-Assises XXY, à la fois sièges et représentations typographiques. On ressent une sensibilité à « la belle facture » : le bronze est pour le moins singulier, d’abord brossé et patiné, puis plongé dans un vernis qui en a enrayé l’oxydation. L’effet est séduisant.
Autre manière de jouer avec les mots : dans la série Peintures d’Histoire, la toile Olympia est influencée par l’opus fameux d’Édouard Manet, bien sûr. Agnès Thurnauer a peint une ribambelle de synonymes du vocable « femme » tirés d’un dictionnaire du XIIe siècle, mots argotiques, châtiés ou de tous les jours. Y sourd, en filigrane, comme une sorte de sociologie du langage. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les lettres n’ont pas été ajoutées une fois le fond achevé, mais, au contraire, au début. Le thème, lui, a été peint dans un second temps, entre les lettres. « Ainsi, écriture et peinture se laissent respirer et évoluent dans leurs espaces respectifs », explique l’artiste.
« AINSI, ÉCRITURE ET PEINTURE SE LAISSENT RESPIRER ET ÉVOLUENT DANS LEURS ESPACES RESPECTIFS »
On comprend dès lors l’appétence d’Agnès Thurnauer envers l’espace de la peinture, autrement dit sa spatialité. Être devant le tableau, certes, mais y « entrer » également, autant que faire se peut. La toile est un monde bien plus important que les deux dimensions du cadre. Dans la série Mapping the Studio, en référence aux performances expérimentales de Bruce Nauman dans les années 1970-1980, elle y fait « entrer » son atelier, « cartographié » avec soin.
Rarement exposé, le diptyque grand format Time est un autoportrait de l’artiste dans son atelier. On y distingue un chevalet, un tableau, la peintre en pleine action et un brin effacée, une échelle aux barreaux bariolés et les mots Probably [«Probablement»] et Now [« Maintenant »], répété à souhait. À l’instar de Manet, on remarque par endroits des parties non achevées, voire quasi vierges. C’est, pour Agnès Thurnauer, « une façon de faire pénétrer le spectateur plus facilement dans la peinture. » Dans L’Exécution de la peinture, l’artiste se représente de dos, nue – sans vêtements, impossible de dater –, également en train de peindre et l’on perçoit, notamment, comme une mise en abyme, l’incessant aller-retour entre elle-même et son modèle, entre « l’intérieur » et « l’extérieur » de la toile. La peinture d’Agnès Thurnauer est une odyssée de l’espace, tant elle explore à l’envi ses multiples dimensions : transparence et profondeur, dévoilement et recouvrement, précision et flou, endroit et envers… Bref, le rose certes, mais pas seulement…
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« Agnès Thurnauer, Rrose c’est la life », jusqu’au 3 octobre, Centre d’art contemporain Bouvet-Ladubay, Saint-Hilaire-Saint-Florent, 49 400 Saumur.