C’est dans un contexte particulier – la campagne pour les élections municipales en cours – qu’a été inaugurée le 9 septembre la 54e édition du Steirischer Herbst, le festival d’automne de Graz, en Autriche. Dans une ville à la fois libérale et conservatrice, où le parti communiste siège à la mairie aux côtés des écologistes et du parti d’extrême droite (FPÖ), le festival est conçu par sa directrice, Ekaterina Degot, d’origine russe, comme un moment fort d’affirmation de la diversité, d’ouverture et d’universalisme dans un pays où la célébration nostalgique du folklore n’est jamais très loin d’un nationalisme rappelant les pires heures de l’Histoire. La culture est ici, plus qu’ailleurs, une arme contre le populisme. L’écrivain et dramaturge autrichien Thomas Bernhard n’avait-il pas de mots assez durs pour fustiger le passé nazi de son pays et ses survivances ?
« Graz a toujours été un passage pour l’Europe centrale, explique Ekaterina Degot. C’était aussi une forteresse contre les envahisseurs, les Turcs, les Slaves… Il en subsiste une xénophobie, très présente, particulièrement dans cette période d’élections. Je suis la première directrice du festival d’origine étrangère, et ce pour la quatrième année. Bien sûr, ce contexte est une toile de fonds pour concevoir la programmation du festival. Que signifie être un étranger ici ? La ville est en fait très mixte, mais c’est une réalité ignorée. Il existe un mouvement progressiste à Graz et en Autriche. Pour autant, la question du nazisme n’est pas résolue, c’est un cadavre dans le placard. Le festival a été créé en 1968, alors que les nazis étaient encore au pouvoir dans des domaines allant du sport à l’école, jusque dans les années 1980. Steirischer Herbst s’est construit contre cette idéologie en proposant une réponse culturelle. Nous invitons des artistes internationaux et collaborons avec des institutions locales, en Styrie et à Graz, notamment le Theater im Bahnhof qui aborde des questions sociales et politiques. Le festival est bien sûr un geste politique. Lorsqu’on entre dans un espace public, c’est déjà politique. Mais nous le faisons sous l’angle artistique. C’est l’occasion d’aborder ces sujets : la relation avec l’Europe de l’Est, la prédominance patriarcale, l’homosexualité, le passé nazi… Cette année, avec l’œuvre de Yael Bartana [Chaim Hermann Steinschneider], nous interrogeons par exemple cette histoire entre les Juifs et les Autrichiens. »
Pensée pour présenter un maximum d’événements en extérieur, cette édition célèbre aussi l’heure de la réouverture après les confinements imposés par la pandémie. « Cette année, Steirischer Herbst, un festival qui a déjà une forte histoire d’engagement avec l’espace public, s’aventure radicalement à l’extérieur, hors du confinement, mais aussi hors de la bulle institutionnelle connue et sûre, poursuit sa directrice. À un moment où nous ne savons toujours pas si nous sommes autorisés à rencontrer à nouveau des étrangers, il est temps pour l’art contemporain de rencontrer son propre étranger invisible et ignoré : le public non-initié. Le populaire peut-il être politique sans tomber dans un piège populiste ? »
Le 9 septembre, l’inauguration officielle du Steirischer Herbst '21 sur l’Europaplatz a été suivie par une performance de Dejan Kaludjerović en collaboration avec Marija Balubdžić, Bojan Djordjev, et Tanja Šljivar – un teaser musical de l’opéra Conversations : I don’t know that word… yet. La vaste place faisant face à la gare centrale accueille l’installation Assembly de Marinella Senatore : une structure lumineuse qui parle de révolution. Dans la verdure du Volksgarten, la performance Disorder Patrol de l’Estonienne Flo Kasearu mettait en scène de drôles et inquiétantes cavalières en uniformes, coiffées de larges chapeaux, dans une parodie de système sécuritaire pointant les restrictions des libertés dans l’espace public durant la pandémie avec l’instauration de « zones d’ordre » dans la ville, surveillées par des sociétés de sécurité privées et la Ordnungswache municipale.
Au centre de presse et accueil des visiteurs du festival, Peter Schloss a réalisé avec Grupa Ee un all-over graphique coloré jouant sur les illusions optiques, troublant les perspectives. Y sont exposées les affiches, collées telles des manifestes dans toute la ville, créées par des artistes pour cette édition – Nilbar Güreş, Hans Haacke, Horst Gerhard Haberl, Li Ran, Boris Mikhaïlov, Amanullah Mojadidi, Dana Sherwood, Piotr Szyhalski, Rosemarie Trockel et Mounira Al Solh.
Cette dernière, qui vit entre Beyrouth et les Pays-Bas, a choisi de s’y représenter nue, la tête en bas, sa photo couverte de déclarations : « Dans mon travail, je m’intéresse de plus en plus au corps des femmes, à l’histoire de femmes qui sont des combattantes dans une société patriarcale, explique-t-elle. Le titre du festival, « The Way Out », fait référence à cette période que nous avons traversée, lorsque les gens étaient confinés, sans pouvoir se rencontrer, voir des expositions… Je me suis approprié ce thème comme une possibilité de jouer avec mon corps. C’est une affirmation de ce que je suis. Quand on est une femme de 40 ans et que l’on vient d’un certain monde, faire le poirier nue en affirmant que l’on n’est pas un objet, c’est une performance. Voir le monde à l’envers, c’est aussi poser la question : est-ce vous qui me regardez ou est-ce moi qui vous regarde ? La nudité dans l’espace public est un manifeste, même si la photographie est assez pudique ; les mots sont comme un rideau. »
Tino Sehgal présente quant à lui au Augarten et au Stadtpark l’une des performances dont il a le secret, placée sous le signe de l’intime, du mystère et de la poésie. Quelques personnes, d’abord éparses parmi les visiteurs du parc, se rapprochent lentement pour donner forme à une chorégraphie qui évolue en performance vocale. Certains participants s’approchent de vous, vous racontent une histoire – une réponse très personnelle à une question posée par l’artiste… qui ignore ce qui se dit ensuite. À la fin, chacun retourne à sa posture initiale, debout ou recroquevillé dans l’herbe du parc, comme autant des sculptures immobiles. La vie reprend son cours – soudain rendue plus intéressante par l’art, pour paraphraser Robert Filliou – après cette parenthèse en apesanteur.
« Sans rentrer dans les détails ontologiques de l’art, ma contribution au festival n’est pas une pièce, confie, modeste, Tino Sehgal. Si l’on compare avec la musique, les artistes ont un répertoire, ils se déplacent pour donner des concerts. Ma démarche est similaire. J’ai un certain répertoire et parfois je crée une nouvelle scène comme les musiciens créent une nouvelle chanson. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de titre : c’est du Tino Sehgal, dans un parc, à Graz ! Le matin, au milieu de quelques joggeurs, nous faisons quelque chose de différent de l’après-midi, lorsqu’une centaine de personnes profitent du soleil. Nous nous adaptons à l’attention de gens, à leur disponibilité. C’est un jeu en fonction du contexte, ce n’est pas le Festival d’Avignon avec des spectateurs assis, tous regardant dans la même direction pendant des heures. Travailler dans un parc est différent de s’adresser à un public dans une institution artistique. On est dans un mode d’attention beaucoup plus « brut », on essaye de faire fonctionner les choses pour une personne qui ne vient pas pour voir de l’art. Nous devons respecter la liberté des gens qui profitent du parc. La présentation ne dure que la première semaine du festival, elle va évoluer mais moins que lorsque nous travaillons pendant des semaines. Travailler dehors est pour moi très intéressant, un peu expérimental aussi. La contrainte imposée par la pandémie ouvre de nouvelles perspectives. Le fait que les gens restent au bord de l’eau dans le parc, soient détendus, offre une plus grande disponibilité que j’aurais pu imaginer. Graz est aussi une petite ville, où les gens se parlent dans la rue, prennent leur temps. Il y a une interaction ; dans un environnement public paisible, les gens sont très ouverts. »
D’autres interventions dans l’espace public font le sel de cette édition. Ainsi du mémorial dédié à la philosophe Simone Weil de Thomas Hirschhorn sur Esperantoplatz. Fidèle à sa pratique d’engagement dans le tissu social local, le plasticien suisse a impliqué les habitants de ce quartier populaire dans la réalisation de son projet. Autant une manière de créer du lien que de sensibiliser les esprits. De son côté, Paul B. Preciado a envoyé aux habitants de Graz et de Styrie une lettre intitulée To all I will love.
Tout au long du festival, performances, installations et interventions se succéderont dans la ville. Hito Steyerl donnera notamment avec l’acteur Mark Waschke sa première création pour la scène à l’Orpheum, I Play Therefore I Am ! A Digital Peasant Revolt, entre armures féodales et jeu vidéo. Un des temps forts du Steirischer Herbst '21.
Le programme complet est disponible sur le site du festival.