Dans un clip audio accessible sur son site Internet, le Metropolitan Museum of Art de New York (Met) le décrit comme « le meilleur portrait néoclassique au monde » : une huile sur toile de 1788 de Jacques-Louis David représentant le père de la chimie moderne, Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794), et sa femme Marie-Anne (1758-1836), avec des instruments scientifiques dans leur bureau parisien.
Le 1er septembre, le Met a annoncé que des analyses scientifiques menées par ses équipes avaient permis de découvrir des informations surprenantes sur ce double portrait mesurant 2,60 mètres de haut. Selon le musée, David n’a dans un premier temps pas dépeint les Lavoisier sous la forme d’un couple de scientifiques incarnant les idéaux des Lumières, comme c’est le cas dans la version finale, mais plutôt dans les apparats de membres à la mode de l’élite française.
DAVID A D'ABORD DÉPEINT LES LAVOISIER DANS LES APPARATS DE MEMBRES À LA MODE DE L’ÉLITE FRANÇAISE
Une analyse de cette grande toile par réflectographie infrarouge non invasive et par fluorescence macro-X (MA-XRF), une technologie qui n’existait pas lorsque le Met a acquis le tableau en 1977, a révélé une sous-couche montrant une première version achevée, dévoilant la conception initiale de cette peinture de David. Elle présente un bureau orné d’une frise en bronze doré, trois rouleaux de papier déployés sur le bord du bureau qui reflètent la position privilégiée d’Antoine Laurent Lavoisier en tant que collecteur d’impôts, et une tenue ostentatoire pour Madame Lavoisier, qui porte un chapeau à plumes géant orné de rubans et de fleurs artificielles. Il manque dans cette composition le matériel de chimie, notamment un ballon en verre et des béchers, présents dans la version finale.
Cette vision originale du couple, qui met l’accent sur son aisance et sa position sociale, souligne le destin qui attendait Antoine Laurent Lavoisier. Sa fonction de collecteur d’impôts lui a non seulement permis de financer sa découverte de l’oxygène et de la composition chimique de l’eau, mais l’a également conduit à la guillotine en 1794, pendant la période révolutionnaire de la Terreur. Marie-Anne Lavoisier, qui a contribué à faire connaître les réalisations scientifiques de son époux à l’aide de dessins et de gravures et dont on pense qu’elle a peut-être été l’élève de David, a quant à elle survécu à la Révolution et est décédée en 1836.
« Je pense que la théorie la plus tentante est d’associer ces modifications à la politique et de dire : “Oh, ils voulaient s’éloigner de l’image de la classe des collecteurs d’impôts” », explique David Pullins, conservateur associé des peintures européennes au Met, qui a effectué une analyse historique des changements apportés par David au tableau. « C’était des gens très intelligents et réfléchis », fait-il remarquer. Pourtant, toute inclination à considérer ces changements dans la composition du tableau à travers le prisme de la Révolution pourrait être exagérée, a tempéré le même David Pullins dans un entretien.« Je pense qu’il est difficile de pousser les choses aussi loin », dit-il. David « était un caméléon remarquable », note-t-il, en constante évolution, et ce tableau en est « un exemple ».
« LE TABLEAU, TEL QU’IL EXISTE AUJOURD’HUI, SURPREND; IL A L’AIR D’UN MANIFESTE, CE QU’IL EST »
Il suggère que la première version a été influencée par les portraits de plus en plus informels d’aristocrates « de sang bleu » réalisés dans les années 1770 et 1780 par des femmes peintres de premier plan, comme Élisabeth Vigée Le Brun et Adelaïde Labille-Guiard. David et les Lavoisier ont peut-être reconsidéré plus tard la représentation initiale, compte tenu du statut social relativement limité du couple, ajoute le conservateur. « Ce format aurait été particulièrement adapté pour peindre Marie-Antoinette, et bien sûr, Vigée LeBrun l’a fait, avance David Pullins. Mais pour un couple comme celui-ci, qui n’a même pas de titre de noblesse ? »
Le choix final de David de mettre en valeur les qualités scientifiques des Lavoisier et d’éliminer les vêtements plus voyants peut également avoir été inspiré par la volonté de s’écarter des modèles familiers de portrait et de « créer un nouveau type d’image », suggère David Pullins – ce qui explique « pourquoi le tableau, tel qu’il existe aujourd’hui, surprend; pourquoi il a l’air d’un manifeste, ce qu’il est. Mettre la science en avant de cette manière… il ne s’agissait en aucun cas d’une image conventionnelle ou évidente pour des gens de leur condition. »
L’annonce du Met a coïncidé avec la publication d’articles scientifiques sur cette découverte dans The Burlington Magazine et dans Heritage Science, rédigés par David Pullins, Silvia Centeno, chercheuse au musée, et Dorothy Mahon, conservatrice du Met. Federico Carò, membre du département de la recherche scientifique au Met, a également contribué à l’article de Heritage Science. Les analyses scientifiques ont commencé en 2019 après que Dorothy Mahon a passé dix mois à retirer un vernis synthétique qui avait été appliqué en couche épaisse sur la toile en 1974 et avait donné au tableau un aspect gris laiteux. Une fois ce vernis minutieusement ôté, elle a observé des irrégularités dans des zones de la peinture qui suggéraient qu’une autre composition pouvait exister juste sous la surface, ce qui a conduit à de nouvelles recherches approfondies. « Nous avons commencé par effectuer une analyse par réflectographie infrarouge, et nous avons découvert que cela cachait autre chose », explique-t-elle.
Silvia Centeno a ensuite procédé à la macro-cartographie par fluorescence aux rayons X, qui permet aux scientifiques de déterminer la composition minérale des différentes couches d’une peinture – une technologie dont le Met ne dispose que depuis cinq ans seulement, explique-t-elle. De minuscules échantillons de pigments ont également été prélevés sur la toile afin d’éclairer davantage l’interprétation de la cartographie. L’analyse a confirmé la présence des teintes rouges et noires de l’étonnant chapeau à plumes de Marie-Anne Lavoisier. Elle a également montré que dans sa première version, David a peint Antoine Laurent Lavoisier dans un costume marron avec un manteau plus long orné de sept boutons de couleur bronze, contrairement au manteau noir avec seulement trois boutons et au pantalon noir visibles aujourd’hui. David a finalement choisi un habit pour le savant « plus proche d’un costume d’affaires », pour reprendre les termes de Dorothy Mahon.
DAVID A FINALEMENT CHOISI UN HABIT POUR LE SAVANT « PLUS PROCHE D’UN COSTUME D’AFFAIRES »
Dans la première version, Lavoisier portait un manteau rouge : « un choc, vraiment baroque, presque archaïque », s’étonne David Pullins. Cet attribut vestimentaire a également disparu. Parmi les autres éléments supprimés de la composition initiale de la toile, figurait une bibliothèque à l’arrière-plan qui, selon Dorothy Mahon, aurait été en conflit avec les instruments scientifiques « clairs et magnifiquement peints » et une corbeille à papier ajoutés par la suite. L’emplacement de la jambe d’Antoine Laurent Lavoisier a également été modifié. Et l’ajout d’une nappe de velours rouge dans la version finale constitue « une excellente solution pour masquer tous les éléments » retirés par l’artiste, ajoute-t-elle. « Jusqu’à récemment, révéler les compositions cachées sous la surface d’un tableau avec un tel niveau de détail aurait été impossible », note Silvia Centeno. Cette dernière, Dorothy Mahon et David Pullins décrivent leurs recherches et les articles scientifiques qu’ils viennent de publier comme un modèle de collaboration entre des professionnels aux compétences très différentes. Cette initiative fait écho à des projets communs menés ces dernières années par des historiens de l’art, des conservateurs et des scientifiques à la National Gallery de Londres et au Rijksmuseum d’Amsterdam.
À l’avenir, le Met espère multiplier les missions collaboratives. « Ce tableau est conservé ici depuis les années 1970 et, pourtant, il n’a cessé de nourrir les regards et de se révéler, a déclaré David Pullins à propos du portrait de Lavoisier. C’est le contraire de l’histoire d’une peinture qui entre dans un musée comme dans un mausolée. » Le portrait est actuellement exposé dans les galeries néoclassiques du deuxième étage du musée.
Pour Dorothy Mahon, la pertinence de l’œuvre réside dans son attrait émotionnel. « Il la regarde avec une telle dévotion, et elle nous regarde, s’émeut la conservatrice à propos de Lavoisier. Je pense que [David] savait ce qu’il faisait, et quelle que soit son époque, le couple fait preuve de la même sensibilité que la nôtre aujourd’hui. »