À l’origine de cette exposition se trouve l’histoire, fréquemment entendue, suivant laquelle l’incidence du surréalisme aux États-Unis se serait cantonnée aux artistes de l’expressionnisme abstrait, soit aux années 1940 et de l’immédiat après-guerre (avec les variantes teintées de nationalisme que l’on connaît : pas de dripping sans l’automatisme surréaliste, dit-on de ce côté-ci de l’Atlantique, tandis que de l’autre, on décrit l’expressionnisme abstrait comme la première forme d’art moderne authentiquement états-unienne – entendez, sortie de la sphère d’influence européenne).
En suivant la piste du surréalisme dans l’art américain entre 1930 et 1970, de l’entre-deux-guerres à l’abstraction excentrique, soit encore avant l’arrivée des exilés européens à New York et durant les décennies du pop art et de l’art minimal, Éric de Chassey, le commissaire de l’exposition (et chroniqueur de notre mensuel), propose un récit « alternatif ». Ce dernier postule non seulement des résurgences régulières de certains traits associés au surréalisme, mais aussi une continuité de part et d’autre de la Seconde Guerre mondiale et une extension du phénomène de la côte est à la côte ouest des États-Unis, ainsi qu’un apport du surréalisme envisagé tant sur le plan des procédures que de l’imaginaire et des stratégies. « Il s’agit, écrit-il dans le catalogue, […] d’examiner comment, pendant quatre décennies, des artistes se sont servis du surréalisme à leur propre fin, réactivant, malgré les discours négatifs de la plupart des critiques, son potentiel créatif et déstabilisant, sans se préoccuper de savoir s’ils se conformaient ainsi aux principes définis par André Breton à partir de 1924 […]. »
180 peintures, 80 artistes
C’est par les œuvres que se construit la démonstration : près de cent quatre-vingts peintures, collages, sculptures, assemblages et films, prêtés par les musées français et américains, fédérés par le réseau FRAME (French American Museum Exchange), ainsi que par des collectionneurs privés, et réalisés par environ quatre-vingts artistes, certains très connus (Salvador Dalí, Max Ernst, Yves Tanguy, André Masson, Jackson Pollock, Mark Rothko, Jasper Johns, Robert Morris, Louise Bourgeois, Eva Hesse), d’autres moins (Helen Lundeberg, Lee Mullican, H. C. Westermann, Nancy Grossman). Aux œuvres répondent des documents, catalogues d’exposition et autres publications, qui témoignent des mécanismes complexes de la diffusion et de l’acculturation : non seulement les revues éditées par les surréalistes à New York, VVV et View, essaiment-elles jusqu’au Mexique avec les six livraisons de Dyn publiées par Wolfgang Paalen entre1942 et 1944, mais ce même type de support est employé tant par les abstraits de l’après-guerre, avec The Tiger’s Eye, que par l’assemblagiste californien Wallace Berman avec Semina (1955-1964).
Les expositions, quant à elles, attestent à la fois de l’implantation des surréalistes européens à New York, de la présence de leurs œuvres aux États-Unis avant guerre, de l’arrivée des néodadaïstes Jasper Johns et Robert Rauschenberg à Paris à la fin des années 1950 – la traversée n’est pas à sens unique –, ainsi que de la combinaison des références. Par exemple, quand l’historien d’art Alfred Barr présente ensemble des œuvres dada et surréalistes sous la bannière « art fantastique » en 1936 au Museum of Modern Art, à New York; ou encore lors des reformulations diverses comme « super realism » dans l’entre-deux-guerres ou « eccentric abstraction » par la critique Lucy Lippard en 1966.
en suivant la piste du surréalisme dans l’art américain entre1930 et1970, de l’entre-deux-guerres à l’abstraction excentrique, Éric de Chassey propose un récit « alternatif »
Sous le signe de la circulation
S’ouvrant avec les cadavres exquis et le tarot réalisés collectivement par le groupe de surréalistes attendant à Marseille leur passage pour les États-Unis et exposant plus loin La Boîte-en-valise (1936-1941) de Marcel Duchamp, la manifestation est indéniablement placée sous le signe de la circulation. Mais c’est pour mieux y faire apparaître la diversité des mouvements. Ainsi, Louise Bourgeois, installée à New York dès 1938, participe, avec ses sculptures aux formes organiques et sexuées, à la définition du postminimalisme. Et les boîtes de Joseph Cornell, présentées à l’Exposition internationale du surréalisme à Paris en 1938, résonnent tout autant dans les premières œuvres de Robert Morris que dans les cubes habités d’Eva Hesse.
Parmi les œuvres exposées, les déclinaisons de l’automatisme sont nombreuses : des frottages de Max Ernst aux drippings de Jackson Pollock en passant par les coulures de Matta et de Lee Mullican. Mais ce sont probablement le collage et l’assemblage qui montrent le plus grand potentiel de dissémination, dans les films de Joseph Cornell (Rose Hobart, 1936-1939) et Kenneth Anger (Scorpio Rising, 1964), jusque chez Ray Johnson, Bruce Conner ou encore Lee Bontecou, dont le relief monumental, qui clôt l’exposition, n’est ni figuratif ni abstrait et puise aux registres tant du mécanique que de l’organique.
Circulent donc avant tout les procédures, les formes et les motifs, brouillant les pistes et ouvrant vers d’autres lignages et perspectives. Dans le prolongement de Marcel Duchamp et de Joseph Cornell, la boîte s’impose ainsi comme une forme récurrente et plus encore un dispositif aux innombrables possibilité. Ancrée dans le monde des objets et tenant de la construction, volume simple pouvant être ouvert ou fermé, vide ou plein et supposant toujours un contenu même absent, soit une intériorité, elle se situe à l’évidence à la croisée des chemins et confère au cube minimaliste de fort nombreuses résonances.
Quant à l’iconographie onirique, étrange ou sexuelle, elle peut nourrir des pratiques subversives diverses, telles les revendications féministes de Carolee Schneemann, bien éloignées des femmes muses, quoique menaçantes, qui peuplent les peintures surréalistes. S’éclairant les unes les autres par de multiples échos, les œuvres présentées prennent une épaisseur remarquable. De Claes Oldenburg, l’on voit ainsi des portières d’automobile molles, non loin du numéro de la revue Artforum contenant l’article de Donald Judd, « Specific Objects », illustré d’un interrupteur surdimensionné du même artiste. De même, les London Knees (1966) de ce dernier sont montrés en regard du gros plan sur une paire de genoux peinte par René Magritte dans L’Évidence éternelle : genoux (1954). Une invitation à repenser, ensemble, l’iconographie, le surréalisme, le minimalisme et le pop art. Le grand tableau de James Rosenquist Shadows (1961) fournit l’occasion de semblables sauts mentaux : entre l’extension du collage au champ de la peinture, par la reprise d’images toutes faites et le choc entre des réalités hétérogènes, l’évocation par anticipation des Shadows (1977-1978) d’Andy Warhol, mais également des peintures de Barnett Newman, aussi bien de ses champs colorés barrés par des zips que ses œuvres préclassiques, tel ce Genetic Moment (1947) vu plus tôt dans le parcours. Car l’exposition n’est pas qu’une démonstration historique. Elle joue, par multiples rebonds, avec la mémoire du visiteur qui, repérant les échos et traçant ses propres lignes, est encore plus sûrement amené à relire cette période, et les circulations transatlantiques qui s’y sont déployées, à la lumière du surréalisme.
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« Le Surréalisme dans l’art américain», 12 mai-26 septembre 2021, Centre de la Vieille Charité, 2, rue de la Charité, 13002 Marseille.