« Mostra del Caravaggio e dei caravaggeschi », l’exposition fleuve organisée en 1951 au Palazzo Reale de Milan, fit de Michelangelo Merisi, dit Caravage, un mythe moderne. Grâce au travail acharné de Roberto Longhi, son commissaire, le maître du clair-obscur ne fut plus seulement reconnu comme une figure romantique sulfureuse. Délaissant volontiers les charmes de cette ombrageuse biographie, l’historien d’art florentin révéla au monde un artiste complet, qui inaugura une voie nouvelle pour toute la création européenne. Le succès fut considérable : près de 500 000 visiteurs se pressèrent pour admirer la force plastique inouïe qui se dégageait de ces œuvres, pour la plupart méconnues du grand public. Exposition blockbuster avant l’heure, elle ne se contenta pas d’ériger le piédestal d’un monstre sacré, aussi génial soit-il, elle éclaira soudainement une foule de peintres plus ou moins oubliés : les caravagesques.
L’« instinct de collectionneur »
La collection de Roberto Longhi exposée en Normandie est précieuse bien au-delà des œuvres qu’elle contient; elle reflète la méthode du professeur, qui fait des tableaux qu’il possède un matériau de recherche comme un autre. Il aimait à définir lui-même sa collection comme une « raccolta », un recueil, qui aurait donc autant à nous apprendre que les livres de sa célèbre bibliothèque. Ce que l’on découvre à Caen, c’est la manière unique dont Longhi avait de lire ces œuvres : il les dessinait. À l’encre ou au fusain, il répartissait les masses et sculptait la lumière avec une habileté déconcertante. D’une certaine façon, il a su adapter à l’histoire de l’art l’approche sensorielle, intuitive, du naturalisme caravagesque, bouleversant les habitudes de son époque. Le regard et la pratique font irruption dans le discours critique.
Roberto Longhi a su adapter à l’histoire de l’art l’approche sensorielle, intuitive, du naturalisme caravagesque.
Roberto Longhi raconte de quelle manière il voulait, à ses débuts, « accompagner [ses] études de quelques œuvres exemplaires » : « À cette époque, à Rome et à Milan, on pouvait voir sur les étals des marchés des tableaux qui me paraissaient sublimes et qui, pourtant, coûtaient trois fois rien. » Loin de se limiter aux marchés des antiquaires, il acquit rapidement des tableaux majeurs, dont son plus grand chef-d’œuvre : Garçon mordu par un lézard de Caravage. Ce tableau manifeste de manière presque absolue le projet du peintre, décidé à faire de la peinture le lieu de la confrontation avec la nature. À en croire le cri que laisse échapper le jeune homme sous l’effet de la morsure, cette confrontation peut être aussi douloureuse que délectable. L’expression est ambiguë. Caravage recherche cet instant furtif de contraste entre la stupeur et la saveur, la sensualité et la cruauté. En éclairant la réalité d’une matière neuve, il permet à de nombreux artistes de renouveler à leur tour leur manière de la dépeindre.
La collection de Roberto Longhi permet de comprendre cette diffusion mystérieuse de la lumière caravagesque, sans école, sans disciples. Avant de s’étendre sur une bonne partie de l’Europe grâce à la circulation des artistes et des collectionneurs, cet obscur halo envahit Rome, recueilli par les pinceaux de cercles enthousiastes, où se mêlent peintres italiens, français et flamands. Ceux-ci réinterprètent les audaces de Caravage, tantôt adoucies chez Carlo Saraceni, tantôt exacerbées chez Dirck van Baburen. Tous partagent l’ambition de révéler ce qui ne l’a pas été jusqu’ici, en dépit des sujets et des commanditaires. Cette revendication est verbalisée par Longhi lui-même, qui s’exprime en lieu et place de Caravage : « Moi, j’ai peint des histoires de vieux saints, mais aussi de gens à la taverne, de joueurs de cartes, de gitans qui lisent les lignes de la main, de musiciens, de fleurs et de fruits. Pour moi, cela ne fait aucune différence. » Cette leçon de Caravage, si proche de l’alliance hugolienne du sublime et du grotesque, est magistralement illustrée dans la collection de la Villa Il Tasso par deux œuvres immenses. La première, signée Valentin de Boulogne, n’hésite pas à assimiler Le Reniement de saint Pierre à une scène de taverne; la seconde, La Guérison de Tobie peinte par Matthias Stom, fait dialoguer une vieille servante et un ange radieux, à savoir l’ombre et la lumière.
L’exposition se poursuit dans les salles du musée qui regorgent, par une heureuse coïncidence, de toiles caravagesques. Les visiteurs peuvent faire l’expérience étrange de les découvrir à travers l’œil d’un autre, guidés par les intuitions d’un maître.
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« L’École du regard. Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi » 29 mai-17 octobre 2021, musée des Beaux-Arts, Le Château, 14000 Caen.