Regarder le monde d’un point de vue africain était le pari de la saison culturelle Africa2020, qui a réussi à fédérer des centaines d’événements en France et ailleurs malgré la crise sanitaire.
Au Palais de la Porte Dorée, à Paris, le musée national de l’histoire de l’immigration a choisi la question de la mémoire pour provoquer ce décentrement du regard. « Nous nous sommes interrogées sur ce que signifie aujourd’hui la notion de transmission dans un monde de réseaux sociaux, à l’heure de la communication en continu. Que signifie ce geste de passation destiné à confier à quelqu’un une mémoire ou des fragments de mémoire mais aussi des savoirs, des savoir-faire, des traditions, des rites? », explique Isabelle Renard, cheffe de service des collections et des expositions de l’institution.
Avec la commissaire Meriem Berrada, directrice artistique du musée d’art contemporain africain Al Maaden (Macaal) à Marrakech, elle a réuni dix-huit artistes du continent africain et de ses diasporas : Amina Agueznay, Ishola Akpo, Joel Andrianomearisoa, Sammy Baloji, Hicham Benohoud, M’Barek Bouhchichi, Frédéric Bruly-Bouabré, Emo de Medeiros, Badr El Hammami, Abdessamad El Montassir, Ymane Fakhir, Meschac Gaba, Hamedine Kane, Anuar Khalifi, Malik Nejmi, Btihal Remli, Zineb Sedira et Lerato Shadi. « “Transmissions de mémoire”, “omissions et ruptures” et “nouvelles écritures” sont les trois idées directrices qui rythment le parcours, sans toutefois lui imposer de catégories figées afin de permettre aux œuvres de se déployer dans leur diversité », précise Isabelle Renard.
« TRANSMISSIONS DE MÉMOIRE », « OMISSIONS ET RUPTURES » ET« NOUVELLES ÉCRITURES »
Peinture, art textile, sculpture, vidéo, installation, photographie, dessin…, à travers des médiums divers et des voix d’artistes de générations différentes, l’exposition ouvre des pistes de réflexion sans réduire la question de la mémoire africaine à une seule grille de lecture. Dans son triptyque vidéo Mother Tongue (2002), l’artiste franco-algérienne Zineb Sedira se filme avec sa mère et sa fille, dialoguant deux par deux sur trois écrans, chacune dans sa langue maternelle. Si Zineb Sedira peut échanger avec chacune de ses deux interlocutrices, le lien oral semble rompu entre la grand-mère, qui s’exprime en arabe, et sa petite-fille anglophone. « Première acquisition du musée national de l’histoire de l’immigration en 2005, l’œuvre peut aussi être considérée comme le point de départ de cette exposition », souligne Isabelle Renard. Cette mélancolie se retrouve ainsi en filigrane dans l’accrochage, à l’instar des courtes vidéos de l’artiste marocaine Ymane Fakhir, qui filme en plan-séquence les gestes hypnotiques de sa grand-mère en train de préparer les graines, le blé ou les cheveux d’anges pour les transformer en aliments, une pratique domestique en voie de disparition. « Dans ces trois vidéos, nous assistons à un moment particulier qui n’est pas lié à une préparation d’une recette de cuisine mais à un acte créatif, précise la vidéaste. Comme je n’ai pas pris le relais, la transmission passe en visionnant la vidéo ».
« L’ŒUVRE “MOTHER TONGUE” (2002) DE ZINEB SEDIRA PEUT ÊTRE CONSIDÉRÉE COMME LE POINT DE DÉPART DE CETTE EXPOSITION »
L’exposition ne fait pas l’impasse sur la dimension politique de la mémoire africaine. Ancien bibliothécaire, le plasticien sénégalais et mauritanien Hamedine Kane sérigraphie des couvertures de livres sur des luttes qui questionnent les conséquences du racisme et du colonialisme. Dans sa série Mémoires, Sammy Baloji met en avant l’effacement de l’histoire en juxtaposant des images d’archives en noir et blanc et des photographies couleur qu’il a prises, tandis que l’artiste sud-africaine Lerato Shadi écrit les noms de femmes noires oubliées par l’Histoire… Dans sa série photographique L’Essentiel est invisible pour les yeux, le Béninois Ishola Akpo montre quant à lui les objets reçus par sa grand-mère pour sa dot. Banals à première vue, la bouteille de gin, l’assiette au motif de poisson et le tissu wax deviennent dans son travail les symboles d’une histoire familiale traversée par des réminiscences coloniales – systématiquement associé aux codes vestimentaires africains, le wax a paradoxalement été importé par les colons.
LE BÉNINOIS ISHOLA AKPO MONTRE LES OBJETS REÇUS PAR SA GRAND-MÈRE POUR SA DOT
Entre récits intimes et perspective historique large, l’artiste apparaît comme un passeur, celui ou celle qui peut mêler aux éléments traditionnels les traces du monde d’aujourd’hui. L’artiste franco-béninois Emo de Medeiros travaille l’appliqué, un art de cour du royaume du Dahomey, qu’il adapte dans une esthétique afro futuriste truffée de symboles contemporains, des superhéros x-men à la console de jeux vidéo. « Les technologies numériques que je mobilise sont par essence transculturelles, et me permettent de puiser dans la richesse de mes deux héritages, africain et européen », explique l’artiste. Et d’ajouter: « Autant qu’à une Europe de la liberté, je m’identifie à une Afrique et à une diaspora africaine du temps présent, de l’innovation, connectée au sud global, et qui n’a plus de leçons à recevoir de personne ».
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« Ce qui s’oublie et ce qui reste », jusqu’au 29 août 2021, Musée national de l’histoire de l’Immigration, Palais de la Porte Dorée, 293 avenue Daumesnil, 75012 Paris.