Un siècle après son Grand Tour, de palais en musées et d’églises en galeries, Roberto Longhi est à l’honneur en France, où il a aussi exercé et façonné son œil légendaire. Une exposition au musée des beaux-arts de Caen rend hommage jusqu’en octobre au collectionneur (lire notre mensuel de juillet 2021); une autre à Orléans célèbre l’historien de l’art. Pour le musée ligérien, c’est une manière de rendre grâce au fringant voyageur italien qui eut le chic, un jour de 1920, de pénétrer en ses murs : Longhi redécouvre derrière une porte un Corrège oublié des collections de Louis XIV, avant de s’attarder, séduit, au pied d’un autre tableau tout aussi encrassé, et accroché trop haut. Pour lui, cela ne fait aucun doute, cet apôtre hâtivement attribué à Murillo est de la main de Velázquez, et de celle, rare, verte mais déjà experte, des jeunes années sévillanes.
LE TABLEAU NE TARDE PAS À ÊTRE RECONNU COMME UN CHEF-D’ŒUVRE
La nouvelle se répand au fil des publications et le tableau ne tarde pas à être reconnu comme un chef-d’œuvre, au point que le Louvre, jaloux, tente même de s’en emparer dans les années 1970. C’était sans compter la ténacité du maire de l’époque, qui résista à l’administration centrale comme ses ancêtres Orléanais aux Anglais, et su conserver sa « Joconde ». Magistralement restauré par l’atelier Arcanes, grâce aux mains expertes de Cinzia Pasquali et Roberto Merlo, le Saint Thomas de Velázquez resplendit de nouveau, illuminé par un lourd drapé jaune d’or qui envahit la toile. L’opulence du manteau contraste avec le visage rugueux du saint homme, lequel s’oublie, s’abîme presque dans la méditation que lui inspire l’Écriture sainte écartelée sur ses genoux. Devant cette figure énigmatique, plus hébétée que béate, qui scrute fixement l’immensité des mystères de la foi une lance à la main, les visiteurs n’auront aucun mal à comprendre quelles passions cette présence hypnotique a pu susciter auprès des chercheurs.
L’exposition propose de les suivre au cœur de cette enquête sur les pas de Longhi qui, le premier, tenta d’en percer les mystères. Cette œuvre, excessivement précieuse pour les collections françaises qui ne comptent que deux tableaux du maître espagnol, était l’une des dernières à ne pas avoir été étudiées sous toutes les coutures. C’est maintenant chose faite. L’étude radiographique menée ces derniers mois permet de confirmer la datation proposée par Longhi, autour de 1620, et sa présentation au cœur de l’exposition nous révèle les secrets de fabrication d’un peintre âgé d’à peine 20 ans. La touche est franche et libre, sans repentirs, et si riche en pigments qu’un seul coup de pinceau suffit à situer une ombre ou arranger un pli. Fort heureusement, les investigations technologiques ne suffisent pas à épuiser toutes les questions que pose un tel chef-d’œuvre, ce qui laisse à chacun le plaisir d’éprouver la réalité d’une histoire de l’art en train de se faire.
UN CERTAIN NOMBRE D’APÔTRES ATTENDENT D’ÊTRE REDÉCOUVERTS
Il est désormais presque certain que Saint Thomas faisait partie d’un ensemble de tableaux représentant les apôtres, ce que les Espagnols appellent un « apostolado », destiné à orner la sacristie, ou les piliers d’une église de Séville. Pour l’instant, seuls deux d’entre eux peuvent être rattachés de manière probante à cette série, tous deux sont présentés à Orléans pour l’occasion. Le premier, prêté par le musée de Barcelone, représente Saint Paul; le second, en provenance du Prado à Madrid, est fragmentaire, et reste non identifié. Cela signifie qu’un certain nombre d’apôtres de Velázquez, au cas où la commande aurait été achevée, attendent toujours d’être redécouverts! Cette perspective ne cesse d’animer les historiens d’art qui rapprochent ou écartent du corpus des tableaux éparpillés aux quatre coins du monde. Si l’hypothèse du Saint Mathias de Dresde proposée par Longhi semble aujourd’hui définitivement abandonnée, celle d’un Saint Philippe inédit, que le professeur italien connaissait par une photographie, pourra être enfin discutée lors d’un prochain colloque prévu en automne.
Au cours de ce mois de juin, alors que l’exposition a déjà commencé, coup de théâtre ! À la faveur de la circulation des images relatives à l’« apostolado » de Velázquez, un nouveau tableau vient de réapparaître, signalé parJorge Coll (de la Galerie Colnaghi) à Guillaume Kientz, lequel a activement collaboré avec Orléans sur ce projet. Passé sur le marché londonien dans les années 1990, le tableau pourrait donc être le cinquième apôtre à rejoindre le corpus constitué autour du Saint Thomas sévillan. Grâce à la souplesse et la réactivité dont le musée des beaux-arts d’Orléans est désormais coutumier, le tableau a pu rejoindre les cimaises de l’exposition le vendredi 2 juillet, deux jours après son arrivée en France. Jamais montrée au public, conservée dans une collection privée européenne, l’œuvre pourra être confrontée pour la première fois aux toiles de Velázquez, et fera bientôt l’objet d’une publication. Les radiographies révèlent une préparation sous-jacente comparable à celle qu’utilisaient Velázquez et son atelier, et confirment l’origine sévillane du tableau.
Si ses dimensions ont été légèrement réduites à une époque inconnue, ses proportions en revanche restent cohérentes avec celles des autres apôtres, Thomas et Paul. On reconnaît la figure de Simon le Zélote à l’inscription « ZELOTES », tracée en partie haute.
En attendant que la main du maître soit décelée avec plus d’assurance, le dialogue entre ces coreligionnaires promet d’être fécond : Saint Simon est éclairé lui aussi par une lumière crue, sa silhouette sculpturale se détache du fond sombre, imposante. Lui aussi est couvert d’un lourd drapé uni, chargé d’ombre et brossé avec vigueur. Son expression de méditation douce et douloureuse, très caractérisée, tranche avec celle des autres membres de l’« apostolado », qui devaient manifester ensemble – par la variété de leurs âges et visages – toutes les nuances de la spiritualité chrétienne. Chaque spectateur était libre de s’identifier ainsi, à l’expression la plus accordée à sa sensibilité.
L’ŒUVRE POURRA ÊTRE CONFRONTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS AUX TOILES DE VELÁZQUEZ
À partir du Saint Thomas de Velázquez, et des débats complexes mais non moins passionnants sur les attributions, le musée des beaux-arts d’Orléans propose bien davantage qu’une exposition dossier. Il nous offre une véritable immersion dans la fabrique des images naturalistes, à la croisée entre l’Espagne, la France et l’Italie, entre Luis Tristán, Vignon, Ribera, et peut-être même, Caravage.
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Dans la poussière de Séville, sur les traces du Saint Thomas de Velázquez, jusqu’au 14 novembre 2021, Musée des beaux-arts, 1, rue Fernand Rabier, 45000 Orléans.
Commissariat : Corentin Dury, conservateur du patrimoine au musée des Beaux-Arts d’Orléans, avec la collaboration avec Guillaume Kientz, directeur de l’Hispanic Society Museum & Library, New York.