« Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait pour ainsi dire la tache noire qui devenait burg, lac profond ou ciel d’orage ». Dans les souvenirs de son grand-père, publiés en 1902, Georges Hugo fait un portrait très personnel du poète mais aussi celui d’un prolifique et moins connu dessinateur. À la Maison de Victor Hugo, place des Vosges, à Paris, les taches noires, les burgs, les lacs et les ciels se mêlent à des caricatures d’amis et à des lettres d’amour à sa maîtresse Juliette Drouet, dans une exposition qui rassemble près de 200 dessins de l’écrivain, rarement montrés en raison de leur fragilité. « Cette exposition accompagne la réouverture d’un musée qui est aussi une maison, et porte sur le thème de l’intimité », explique Gérard Audinet, directeur des Maisons de Victor Hugo. Découpé en ateliers symboliques pour « présenter les divers aspects de sa pratique de dessinateur », l’accrochage invite à redécouvrir la force du dessin hugolien, dans un musée rénové après une longue fermeture pour travaux.
DES ATELIERS SYMBOLIQUES POUR «PRÉSENTER LES DIVERS ASPECTS DE SA PRATIQUE»
Le parcours commence dans un premier étage transformé. Disposant d’un budget de 4,7 millions d’euros, financés par Paris Musées et la Ville de Paris, ce chantier initié sous la présidence de Delphine Lévy – ancienne patronne de Paris Musées qui avait lancé un ambitieux lifting des musées de la Ville – a permis de rafraîchir les salles des expositions temporaires et leurs cimaises, et d’aménager un ancien escalier de service qui aère le parcours sur les deux niveaux visitables. Dès l’entrée de l’Hôtel de Rohan-Guéménée, les visiteurs peuvent désormais découvrir un espace d’accueil modernisé, doté d’un nouveau mobilier et d’outils de médiation interactifs.
Réaménagée en jardin par la paysagiste Aline Le Cœur et l’agence Goutal, la cour de 300 m2 a gagné en charme avec l’installation de la fontaine aux serpents et un nouveau salon de thé tenu par la maison Mulot, qui ouvre cette semaine. Dans l’appartement de Victor Hugo, en revanche, presque rien n’a changé. La nouveauté du deuxième étage est à chercher du côté des restaurations et des acquisitions récentes : une étonnante sculpture anonyme d’un Quasimodo agrippé à la cloche de Notre-Dame de Paris, et une vue de Pasaia dessinée par le poète pendant un voyage au Pays basque espagnol, en 1843. Croqué à la plume, lavis d’encre brune et crayon, ce petit paysage aux bateaux s’ajoute à une collection qui compte plus de 700 feuilles, bâtie autour d’un fonds initial provenant de Paul Meurice et de Juliette Drouet.
Couvrant cinquante ans de création, la sélection «maison» sortie pour l’exposition se veut éclectique. Elle mélange des dessins de différentes tailles, techniques et sujets, des motifs colorés de fleurs peints sur les cadres aux spectaculaires compositions du surnaturel Burg à la croix ou du lugubre Phare d’Eddystone… «Le dessin de Victor Hugo est un art de l’intimité, destiné à ses proches et à ses amis. Paradoxalement, il a très tôt, dès 1838, accepté que ses dessins soient reproduits par la gravure et diffusés dans des albums et des revues», souligne Gérard Audinet. Évoqué dans une salle qui met en regard dessins et gravures, ce thème de «l’atelier partagé» précède ceux du voyage, de l’amour, de l’humanité, de la bataille, de Paris, de la décoration, de l’amour (encore), du deuil et enfin de l’âme.
COUVRANT CINQUANTE ANS DE CRÉATION, LA SÉLECTION «MAISON» SE VEUT ÉCLECTIQUE
« LE RÔLE QUE HUGO ASSIGNE À LA TACHE ACCIDENTELLE A FAIT DE LUI UN PRÉCURSEUR DE L’ABSTRACTION, AU-DELÀ MÊME DE L’AUTOMATISME »
Les découvertes se succèdent au fil de cet accrochage dense. Victor Hugo se révèle caricaturiste pourfendeur des injustices avec ses « trognes » de juges et d’inquisiteurs s’apprêtant à condamner une sorcière dans le cycle « Le Poème de la Sorcière », « une sorte de bande dessinée où la narration ne se fait que par les visages », précise Gérard Audinet.
Exposée dans la dernière salle, une tache rappelle la dimension la plus expérimentale de l’œuvre graphique de Victor Hugo. Un air de famille avec les surréalistes que la maison de la place des Vosges avait déjà mis en avant dans une trilogie d’expositions en 2012 et 2013. « Souvent absents des expositions anthologiques sur le XIXe siècle ou sur ses mouvements, les dessins de Hugo sont monnaie courante dans les expositions d’art moderne ou contemporain », note Gérard Audinet dans sa monographie consacrée à l’œuvre graphique du poète, publiée en décembre 2020. Et d’ajouter : « Le rôle que Hugo assigne au hasard, à la liberté du médium utilisé sans contrôle, à la tache accidentelle, a fait de lui un précurseur de l’abstraction, au delà même de l’automatisme» .
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« Victor Hugo. Dessins. Dans l’intimité du génie », jusqu’au 21 novembre, Maison de Victor Hugo, 6 place des Vosges, 75004 Paris.