Le 4 septembre 2000, après avoir trouvé un accord, Louis Schweitzer, le patron de Renault, Jean-Pierre Fourcade, maire de Boulogne-Billancourt, et François Pinault présentaient à la ministre de la Culture d’alors, Catherine Tasca, le projet de construction d’un musée destiné à accueillir la collection de l’homme d’affaires sur l’île Seguin. Un concours d’architecture est lancé, comme pour les grands travaux régaliens, qui réunit Manuelle Gautrand, Steven Holl, Rem Koolhaas, MVRDV, Dominique Perrault et Tadao Ando. C’est ce dernier qui remporte la compétition, comme François Pinault l’annonce lui-même le 25 octobre 2001 au siège de Christie’s à Paris, où les différents projets sont exposés au public.
De Boulogne à Venise
Peu à peu, le futur musée prend forme : le permis de construire, déposé le 13 novembre 2003, fait apparaître une surface totale de 33 000 m2, dont environ 16 000 m2 d’espace d’exposition. Le 15 juin 2004, c’est au tour de l’exposition inaugurale d’être dévoilée, consacrée à Jeff Koons – « la plus grande rétrospective de son œuvre jamais organisée », indique le communiqué de presse publié par la « Fondation Pinault ». Le directeur est enfin annoncé le 13 septembre 2004, en la personne de Philippe Vergne, conservateur français qui fait alors carrière aux États-Unis. Tout est prêt pour que la collection Pinault s’arrime sur l’île Seguin. Mais les multiples retards, liés à la dépollution d’un sol qui a accueilli pendant des années les usines Renault de construction automobile et aux recours d’associations de riverains, conduiront progressivement à la remise en cause du projet. D’autant plus que Jean-Jacques Aillagon, après avoir quitté la Rue de Valois le 30 mars 2004 et être devenu conseiller du grand collectionneur, lui apporte sur un plateau une alternative crédible, le Palazzo Grassi à Venise. En juin 2004, le maire de la ville italienne propose en effet à l’ancien ministre français de la Culture de prendre la direction de ce lieu majeur d’exposition dont Fiat souhaite se séparer après la disparition de Gianni Agnelli en 2003. Jean-Jacques Aillagon accepte, « en indiquant toutefois que [sa] décision prendrait effet seulement lorsque la nouvelle propriété de Grassi serait stabilisée », nous avait-il déclaré un an plus tard. En avril 2005, François Pinault acquiert le Palazzo Grassi pour 29 millions d’euros. Le projet, explique-t-on, a changé de nature, le milliardaire désirant créer plusieurs antennes en Europe pour accueillir sa collection.
Cependant, l’avenir du musée de Boulogne, dont le coût est estimé par certains à 150 millions d’euros, semble de plus en plus incertain, au point que Le Journal des arts titre son édition du 29 avril 2005 : « François Pinault a-t-il renoncé à l’île Seguin? » Le 9 mai 2005, l’homme d’affaires fait paraître une tribune dans Le Monde, intitulée « Île Seguin, je renonce ». «Je ne veux faire ici le procès de personne, mais je dois constater que je n’ai plus la patience de persévérer dans le projet de doter la France du musée conçu par Tadao Ando », écrit François Pinault, alors que la Sérénissime lui a déroulé le tapis rouge. « Venise n’est ni le refuge d’une passion déçue ni un pis-aller. C’est dans le meilleur de la tradition de cette ville un point de départ et l’espérance de nombreuses aventures », affirme-t-il. Le projet change évidemment de nature, mais s’inscrit aussi davantage dans le débat international, devenant un lieu incontournable de cette ville qui accueille tous les deux ans pour sa Biennale les plus importants acteurs mondiaux de l’art. Moins d’un an après sa tribune, François Pinault inaugure « son » Palazzo Grassi réaménagé par Tadao Ando, le 29 avril 2006, lors d’un vernissage et d’une fête grandiose comme la Cité des Doges n’en a plus connu depuis des décennies. S’y pressent les capitaines d’industrie, stars en tous genres et acteurs du milieu de l’art. L’exposition, titrée non sans une pointe d’ironie « Where are we going ? Un choix d’œuvres de la collection François Pinault », présente pour la première fois les trophées d’un ensemble jusqu’alors gardé secret et qui a alimenté bien des fantasmes. Dorénavant, c’est à Venise que s’écrit la destinée de cette collection exceptionnelle, un tropisme accentué par l’adjonction en 2009 – la mairie ayant fait le choix, en avril 2007, du programme porté par François Pinault face à la puissante Solomon R. Guggenheim Foundation – de la Punta della Dogana, elle aussi aménagée par Tadao Ando. Le pavillon breton peut flotter sur la lagune, mais l’ambition du projet la dépasse largement. À partir de 2006, la collection de François Pinault se déploie selon trois axes : une activité muséale à Venise, des expositions « hors les murs » et des initiatives en faveur de la création artistique et de la promotion de l’histoire de l’art. S’y inscrivent peu à peu : le programme du Teatrino de Palazzo Grassi, auditorium inauguré en 2013; la résidence d’artistes de Lens conçue par NeM/Niney et Marca Architectes, ouverte en 2016; une luxueuse revue semestrielle, Pinault Collection, lancée en octobre2013; et le prix Pierre Daix, qui distingue chaque année un ouvrage d’histoire de l’art moderne ou contemporain.
L'idée persistante d'un lieu parisien
Malgré l’échec du projet de l’île Seguin et toute sa charge symbolique, la collection Pinault n’a pas pour autant déserté la France. À partir de 2007, une série d’expositions centrées sur les œuvres acquises par le milliardaire est organisée dans l’Hexagone. Un an et demi après l’ouverture du Palazzo Grassi, Le Tripostal, à Lille, accueille « Passage du temps » (2007-2008), avant « Qui a peur des artistes ? » (2009) au Palais des arts et du festival de Dinard, ville où François Pinault possède une résidence. Dunkerque propose ensuite « L’Art à l’épreuve du monde » au Depoland en 2013. La même année, la collection est présentée pour la première fois à Paris, à La Conciergerie, à l’invitation du Centre des monuments nationaux, sous le titre « À triple tour ». Puis Rennes prendra le relais, avec « Debout » en 2018, avant le binôme « Au-delà de la couleur, le noir et le blanc dans la collection Pinault » et « La Couleur crue », prévu à l’été 2020, mais reporté à 2021 à cause de la pandémie. Le musée des Beaux-Arts de Rouen a aussi proposé en 2019-2020 « So British! 10 chefs-d’œuvre de la collection Pinault ».
Ce bâtiment répondait à l’ambition de centralité qui animait très fortement le désir de François Pinault de faire un musée en France.
En parallèle, l’idée d’ouvrir un lieu d’exposition permanent pour la collection Pinault à Paris suit son chemin. Plusieurs sites sont visités dans la capitale, à l’exemple de l’hôtel de Coulanges, dans le 4e arrondissement, considéré comme « trop petit » par Jean-Jacques Aillagon, aujourd’hui directeur général de Pinault Collection. À travers les deux sessions de la consultation « Réinventer Paris » à partir de novembre 2014, la Ville de Paris lance un appel d’offres pour faire vivre un certain nombre de ses sites. « Parfois, c’était trop loin ou mal desservi par les transports en commun. Aucune des hypothèses intermédiaires qui ont pu être examinées n’a jamais totalement convaincu François Pinault. Nous sommes allés à plusieurs reprises visiter des bâtiments ensemble, parfois il a hésité, mais cela ne répondait pas complètement à l’idée qu’il se faisait de la création d’un musée à Paris », témoigne Jean-Jacques Aillagon.
Finalement, le 27 avril 2016, la grande nouvelle est dévoilée. Lors d’une conférence de presse à l’Hôtel de ville de Paris, la maire Anne Hidalgo, tout sourire, annonce en présence de François Pinault, de son fils François-Henri et de son petit-fils François, que le musée de l’homme d’affaires ouvrira à la Bourse de commerce, cette grande rotonde que l’on avait presque oubliée et que le réaménagement des Halles a replacée sur la carte. « Ce bâtiment répondait à l’ambition de centralité qui animait très fortement le désir de François Pinault de faire un musée en France. Entre 2005 et aujourd’hui, il est vrai que l’on nous a souvent proposé des terrains, des bâtiments à réinvestir ici ou là, mais aucun n’a jamais convaincu François Pinault, parce qu’il tenait à affirmer la possibilité pour l’art contemporain d’exister entre le Louvre et le Centre Pompidou », déclare aujourd’hui Jean-Jacques Aillagon.
Le lieu correspondant à ces critères, c’est bien la Bourse de commerce, mais elle était occupée par la Chambre de commerce et d’industrie région Paris Île-de-France (CCIR) depuis 1949. En janvier 2015, elle devient disponible comme par miracle, après la décision de la CCIR de la quitter et la fin de l’exclusivité sur le bâtiment dont avait bénéficié un projet de musée d’art contemporain américain, le Moca Paris, qui n’a pas trouvé à se financer. Très vite, le 30 mars, une visite de l’édifice est organisée par Jean-Louis Missika, adjoint à la maire de Paris chargé de l’urbanisme et de l’architecture, à laquelle participent notamment François Pinault et Jean-Jacques Aillagon. La Collection Pinault-Paris commande aussitôt des études patrimoniales à l’architecte en chef des Monuments historiques Pierre-Antoine Gatier, et de faisabilité au groupe d’ingénierie Setec. Celles-ci, rendues en mai 2015, confirment l’intérêt du bâtiment et estiment la conversion de la Bourse de commerce en espace d’exposition à 50 millions d’euros. S’engagent alors de longues et parfois difficiles négociations entre la Mairie de Paris et la CCIR. La situation se débloquera finalement en 2016, grâce à un accord sur le relogement des personnels de la Chambre de commerce et d’industrie dans un immeuble situé 11, rue Léon-Jouhaux, dans le 10e arrondissement, dont la Ville était propriétaire.
Par ce projet parisien, la collection Pinault achève symboliquement un cycle avec Tadao Ando : après le carré à Palazzo Grassi et le triangle de la Punta della dogana, l’architecte japonais intervient dans un cercle à la Bourse de commerce.
La nouvelle destination de la Bourse de commerce peut donc être annoncée, le 27 avril 2016, lors de la conférence de presse où sont aussi dévoilés les architectes du projet : les fidèles Tadao Ando et NeM/Niney et Marca, mais également Pierre-Antoine Gatier pour les aspects patrimoniaux. Le Conseil de Paris approuve le montage de l’opération lors d’un vote le 6juillet 2016.
Le transfert de propriété est conclu sur la base d’un montant global de 86 millions d’euros. La Mairie de Paris rachète la Bourse de commerce pour 63 millions d’euros et verse à la CCIR 23 millions d’euros, qui constituent « une indemnité de reconstitution de service public, pas une indemnisation des investissements réalisés », comme l’a déclaré à l’AFP l’Hôtel de ville, qui, en échange, cède deux immeubles à la CCIR pour 86 millions d’euros. Un bail emphytéotique administratif de cinquante ans est accordé à la société Collection Pinault-Paris. Il prévoit une redevance initiale de 15 millions d’euros hors taxes, à laquelle s’ajoute une redevance annuelle fixe de 60 000 euros hors taxes à compter de la troisième année du bail et une redevance annuelle additionnelle variable, égale à 5% du chiffre d’affaires hors taxes réalisé chaque année, au-delà d’un montant de 3,5 millions d’euros (cette dernière étant estimée par la Mairie à environ 180 000 euros par an). Le 2 janvier 2017, l’immeuble de la Bourse de commerce est libéré par la Chambre de commerce et d’industrie. Dans la foulée, les clés du bâtiment sont remises à la Collection Pinault-Paris.
Du carré au cercle
Les opérations sont alors rondement menées. Le permis de construire est obtenu en mai 2017 et le chantier démarre l’été suivant. Dans cet édifice historique, comme pour le projet de François Pinault au Palazzo Grassi, sont associées une dimension patrimoniale et l’écriture architecturale contemporaine. « Le bâtiment témoigne, par sa forme générale, des utopies de la fin du XVIIIe siècle, par la couverture métallique, du début de l’architecture industrielle parce que cette coupole a été dessinée par Jacques Ignace Hittorff, et, par son système ornemental réalisé pour l’Exposition universelle de 1889, de l’emphase décorative de l’architecture éclectique de la fin du XIXe siècle. C’est un bâtiment témoin qui atteste de plusieurs étapes de l’architecture à Paris », souligne Jean-Jacques Aillagon. Par ce projet parisien, la collection Pinault achève aussi symboliquement un cycle avec Tadao Ando : après le carré au Palazzo Grassi et le triangle de la Punta della Dogana, l’architecte japonais intervient dans un cercle à la Bourse de Commerce. Au centre de cette ancienne halle au blé qui retrouve son état de 1889, il place un cylindre en béton de 9 mètres de haut qui redéfinit l’espace. Au-dessus est restauré le cycle de peintures évoquant l’histoire du commerce entre les cinq continents : Les Quatre Points cardinaux d’Alexis-Joseph Mazerolle, La Russie et le Nord de Désiré-François Laugée, L’Amérique d’Évariste-Vital Luminais, L’Asie et l’Afrique de Victor-Georges Clairin et L’Europe de Marie-Félix Hippolyte-Lucas.
Réaménagé, restauré, magnifié, l’édifice devient un écrin de premier choix pour la collection réunie par l’homme d’affaires. Un ensemble qui s’est d’ailleurs considérablement étoffé au fil des ans, d’abord estimé autour de deux mille cinq cents œuvres au moment du projet de l’île Seguin pour atteindre le nombre gigantesque de dix mille pièces aujourd’hui. À la Bourse de Commerce, les expositions se déploieront dans dix espaces distincts, le bâtiment de 10 500 m2 offrant une surface accessible au public de 6800 m2. Les équipements, outre le restaurant, comprennent un auditorium de deux cent quatre-vingt-quatre places et une Black box aménagée pour accueillir des vidéos, dont la collection Pinault est riche. La programmation parisienne sera conçue en tenant compte des expositions proposées sur la lagune. « Notre souci, c’est naturellement de nous incarner complètement à Paris, mais de continuer notre engagement à Venise, de faire en sorte que chacun des deux sites ait sa personnalité, mais que l’ensemble marche dans la même direction », déclare Jean-Jacques Aillagon.
Au moment de l’ouverture de la Bourse de Commerce, prévue le 22 mai, après le report de la première date – juin 2020 – à cause de la pandémie de coronavirus, plus de vingt ans se seront écoulés depuis les premières velléités de l’homme d’affaires. François Pinault aura enfin trouvé le lieu idoine, au cœur de la capitale, pour permettre à un large public d’accéder à l’une des plus importantes collections d’art contemporain au monde. Et marquer la ville de son empreinte.