En l’espace de trois semaines seule– ment, nous avons vu voler en éclats presque toutes les règles admises du marché de l’art traditionnel.
En mars, le graphiste Beeple a vu son œuvre NFT Everydays, the First 5 000 Days, constituée de 5 000 images caricaturales, s’envoler pour la somme vertigineuse de 69,3 millions de dollars (52,5 millions d’euros), ce qui en fait le troisième prix le plus élevé pour un artiste vivant. Seuls Jeff Koons et David Hockney ont fait mieux. L’acheteur indien de ce NFT, Vignesh Sundaresan, est un investisseur en cryptomonnaies et fondateur du fonds NFT Metapurse.
Puis, le peintre Sacha Jafri, basé à Dubaï, a réalisé une sorte de record en créant la plus grande peinture du monde (plus de 1 672 mètres carrés). Proposée lors d’une vente aux enchères caritative à Dubaï, l’« œuvre brobdingnagienne » [Brobdingnag est un royaume où vit un peuple de géants, les Brobdingnags, dont parle Jonathan Swift dans son roman Les Voyages de Gulliver, Ndlr] a été acquise pour 62 millions de dollars (47 millions d’euros) par un autre crypto-entrepreneur, le Français André Abdoune, propulsant Jafri au rang de quatrième artiste vivant le plus cher du monde.
LES HIÉRARCHIES TRADITIONNELLES DU MARCHÉ DE L’ART SONT ATTAQUÉES PAR UN NOUVEAU TYPE D’ACTEURS FORTUNÉS
À ces événements troublants, il faut ajouter l’adjudication, lors d’une vente aux enchères caritative chez Christie’s le même mois, de Game Changer (2020) de Banksy, célébrant les soignants comme des super-héros, pour la somme record de 16,7 millions de livres sterling (24,5 millions d’euros), soit quatre fois son estimation – un nouveau record pour un artiste qui n’a jamais été légitimé par un musée.
Que se passe-t-il ? Les hiérarchies traditionnelles du marché de l’art, où les valeurs, tant monétaires qu’esthétiques, étaient établies et définies par les historiens de l’art, les conservateurs et les musées, sont attaquées par un nouveau type d’acteurs fortunés, disposant de nouveaux goûts et d’un « nouvel » argent.
Leurs portefeuilles sont remplis de cryptomonnaies actuellement en plein essor. Le monde de l’art traditionnel peut faire la grimace devant certains de leurs choix, ils n’en ont cure. Beeple et d’autres comme Jafri, Banksy et KAWS sont des artistes qui les interpellent, ou dont ils pensent qu’ils représentent un bon investissement.
En fin de compte, telle semble être l’explication de ces engouements : tout est question d’argent et d’investissement, plutôt que d’art. En parcourant rapidement le site Internet du fonds Metapurse – dont le nom est à lui seul révélateur –, on trouve un onglet « investissement » et une déclaration plutôt déroutante : « Metapurse adopte une approche évolutive du maximalisme en matière d’investissement en cryptomonnaie. Objectif : repérer un projet sous-jacent robuste et une tokenomique complémentaire. » Il semble bien qu’il s’agisse de vendre le jeton B20, qui, hier, valait 5,46 euros, donc de le rendre accessible à tous.
Mais tant que cette frénésie durera, les valeurs seront chamboulées. Beeple, Jafri et Banksy ont battu, lors de récentes ventes aux enchères, des artistes comme Van Gogh, Picasso, Matisse ou Munch, des noms validés par le temps et un consensus dans le monde de l’art établi.
LORSQUE LA FRÉNÉSIE DES CRYPTOMONNAIES SE CALMERA, NOUS VERRONS CE QUI CONSERVERA DE LA VALEUR DANS LE MONDE DE L’ART
Sommes-nous en train d’assister à une profonde mutation des goûts et des valeurs, alors que la génération des « babyboomers » passe la main et qu’une nouvelle cohorte impose une idée très différente de ce qui fait sens aujourd’hui ?
Personnellement, nous ne le pensons pas. Nous considérons que cette fluctuation des prix est davantage liée au monde des cryptomonnaies qu’aux mérites des œuvres proposées, qui dans la plupart des cas sont affreusement mauvaises. Lorsque la frénésie des cryptomonnaies se calmera, nous verrons ce qui conservera de la valeur dans le monde de l’art. Pour reprendre ce qui a été dit dans un autre contexte [la citation est de Warren Buffet, Ndlr] : quand la marée se retire, vous pouvez voir ceux qui nageaient sans maillot de bain.
-
Cet article est issu de la newsletter Art Market Eye, publication mensuelle sur le marché de l’art produite en anglais par The Art Newspaper. Inscrivez-vous ici pour la recevoir directement dans votre messagerie.